J’ai demandé à mon chum, qui s’en allait renifler les vinyles chez les disquaires en éternel nostalgique qu’il est, de m’acheter en passant Le livre offensant de Guy Nantel.

« Ça ne me tente pas d’avoir l’air du gars qui achète le livre de Guy Nantel.

— T’es donc ben snob. Qu’est-ce qui est le plus gênant ? Acheter le livre de Guy Nantel ou mes serviettes sanitaires ?

— Acheter la Bible. J’ai fait ça, une fois, et j’étais plus honteux qu’en achetant un Playboy. »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Guy Nantel

Il est revenu bredouille, parce que le livre, dans le top 20 du palmarès Renaud-Bray, était introuvable. Je l’ai soupçonné de ne même pas avoir essayé de l’acheter, mais en vérifiant sa disponibilité sur le web, j’ai vu qu’il était en réimpression. J’ai quand même trouvé un exemplaire et j’avais le sentiment de lire une resucée, version Nantel, des thèmes de La révolution racialiste de Mathieu Bock-Côté, devenu une star de la chaîne CNews en France, tout en gardant ses tribunes au Québec.

Ce populaire Livre offensant ne semble pas offenser grand monde, et il est arrivé peu de temps avant le lancement d’une nouvelle tournée de spectacles pour Nantel, qui a accompagné son essai d’une série d’entrevues sur le web plutôt pénibles à regarder, où il avait déjà les réponses aux questions qu’il posait à ses invités. Après sa course à la direction du PQ, Guy Nantel semble dans une nouvelle campagne alliant son métier d’humoriste à une forme de militantisme anti-woke devenu plutôt à la mode. Je crois qu’il va vendre beaucoup de billets.

Après plusieurs frénésies médiatiques concernant des dénonciations et des débats enflammés sur la « culture de l’annulation », le sujet a continué de faire couler de l’encre et de la salive en 2021. Bref, la « cancel culture » et les « wokes » sont toujours à l’ordre du jour. En plus du livre de Nantel, il y a eu les livres Annulé(e) de Judith Lussier, Qui vivra par le like périra par le like de Simon Jodoin et le documentaire Le tribunal populaire de Geneviève Pettersen sur la plateforme Vrai.

Prenons-nous du recul face au phénomène, ou sommes-nous rendus dans la riposte ? Force est de constater que le ressac est arrivé – en anglais, on pourrait dire backlash, ce qui rappelle le célèbre essai de Susan Faludi en 1991, où elle expliquait que chaque avancée des femmes est suivie d’un recul réactionnaire. De fait, aux États-Unis, après #metoo, le droit à l’avortement n’a jamais été aussi menacé en 50 ans.

Dans le showbiz, à part pour ceux qui ont commis des agressions graves, on constate le retour des annulés ou deceux qui ont passé près de l’être. Maripier Morin vient de lancer un projet personnel, Alex Nevsky propose de nouvelles chansons après s’être réconcilié avec son ex-compagne, Mike Ward a gagné en Cour suprême, Dave Chappelle est revenu sur Netflix et Morgan Wallen vend plus de disques que jamais après son scandale d’insultes raciales.

Pendant ce temps-là, des voix se taisent, épuisées par des attaques qui ne viennent certes pas de la militance de gauche. Au printemps, dans un article du Devoir, on interviewait des personnalités qui ont choisi de fuir la violence des réseaux sociaux, comme Dany Turcotte, Safia Nolin, Olivier Bernard, Carla Beauvais ou Manal Drissi.

Devrait-on parler d’une culture du harcèlement, qui sévit de tous les côtés, autant que d’une culture de l’annulation ?

Il y a un éléphant dans la pièce qu’on ne devrait pas oublier. La personnalité annulée la plus importante de 2021 est Donald Trump, lorsqu’il a été banni des réseaux sociaux après l’assaut contre le Capitole. Il faut quand même rappeler que des groupes armés ont voulu attaquer la démocratie et renverser un gouvernement élu, pendant que des commentateurs tapent sans arrêt sur les dangers de mouvements comme Black Lives Matter.

Ce geste hautement symbolique n’a pas été assez suivi d’une analyse profonde de ce que ça implique et ressemble à une diversion. Quelle est la responsabilité des réseaux sociaux dans ce climat toxique ? Mais aussi, ces entreprises qui gèrent les communications de milliards de personnes peuvent-elles bannir des gens ou des groupes ? Ne devrait-on pas s’inquiéter de l’immense pouvoir qu’elles détiennent sur le dialogue public quand elles peuvent expulser un président américain, aussi dangereux soit-il ?

Donald Trump est en train de préparer sa revanche en créant son propre réseau social, pour lequel il aurait récolté déjà un milliard en financement. Ses supporteurs n’ont pas disparu avec son exil numérique, et on prévoit que la prochaine campagne électorale américaine portera probablement sur le « wokisme » et la culture du bannissement.

Aux États-Unis, plus de la moitié des États songeraient à interdire l’enseignement de la théorie critique de la race qui soutient l’idée du racisme systémique. Interdire des concepts, des idées, des livres ou des mots, voilà une drôle de façon de protéger la liberté d’expression, non ? On dirait que les républicains ont appris des trucs de leurs adversaires idéologiques les plus radicaux.

Au Québec, où on nous répète souvent que toutes ces idées dangereuses proviennent des États-Unis, on semble pourtant tenté d’emboîter le pas à ces États américains qui veulent serrer la vis aux militants progressistes trop extrémistes à leur goût.

Le gouvernement de la CAQ a mis sur pied une commission indépendante sur la reconnaissance de la liberté universitaire. En octobre, les ministres québécois et français de l’Éducation, Jean-François Roberge et Jean-Michel Blanquer, ont fait front commun dans une lettre conjointe pour dénoncer « les dérives de la culture de l’annulation », les « assassins de la mémoire » et plus généralement « une mouvance qui constitue un terreau fertile pour tous les extrêmes qui menacent la cohésion de nos sociétés ». J’espère qu’ils pensaient un peu là-dedans à l’extrême droite, alors qu’Éric Zemmour vient de se lancer dans la course à la présidence française et qu’on a vu des gens se battre dans son rassemblement.

Je ne suis pas une militante, je ne l’ai jamais été. Mais il est facile d’observer que la militance de gauche est en train d’être transformée en épouvantail dans un contexte préélectoral aux États-Unis, en France et au Québec. Et il est inquiétant de voir que dans nos sociétés en crise avec la pandémie et le réchauffement climatique, les esprits sont détournés vers la menace très floue du « wokisme » dans lequel on jette pêle-mêle des extrémistes et des gens vraiment engagés pour un monde meilleur.

C’est peut-être la mort récente de l’écrivaine Marie-Claire Blais, qui croyait sincèrement que l’humain avançait malgré tout, qui m’empêche d’être pessimiste pour l’avenir. Malgré toutes les maladresses et les dérapages, des discussions importantes ont eu lieu sur la violence envers les femmes, le racisme et le vivre-ensemble, qui nous ont irrémédiablement transformés.

Même si l’heure est au ressac.