Le conseiller du district de Snowdon, Marvin Rotrand, muni d'une pétition de 600 noms, aimerait que l'on souligne le dixième anniversaire de la mort de Mordecai Richler par un geste symbolique l'an prochain. Qu'une rue soit nommée en son nom, ou une école, ou un prix littéraire. Enfin, que la Ville de Montréal fasse un petit quelque chose pour honorer l'écrivain. Le président de la Société Saint-Jean-Baptiste, Mario Beaulieu, estime pour sa part que l'auteur de Rue Saint-Urbain ne mérite pas cette attention, et certainement pas une rue.

C'est toujours comme ça lorsqu'on parle de Mordecai Richler, capable de raviver de vieux démons au-delà de la tombe. Il flotte encore sur nos tensions linguistiques comme un épouvantail.

S'il est une personne qui pourrait bien s'indigner d'un tel projet, c'est mon bon ami Gérald LeBlanc. Journaliste à la retraite, il est pour moi une mémoire vivante du journalisme. Et l'un de nos sujets de conversation préférés est justement Mordecai Richler. Il a goûté à la médecine du pamphlétaire, lorsqu'il sévissait dans les journaux et magazines les plus prestigieux du monde. Un article de Richler du New Yorker s'était retrouvé un jour à la une de La Gazette, dans lequel il décrivait Gérald LeBlanc comme un antisémite notoire (avec Pierre Péladeau), pour qui «les seuls bons juifs sont ceux qui parlent français». Gérald? Qui a couvert avec passion l'histoire de toutes les communautés montréalaises pendant des années? J'avais peine à y croire. «Lorsque je lui ai dit que je n'avais jamais écrit une telle chose, il m'a simplement répondu: «Sorry. Too bad.»

S'excuser publiquement? Jamais.

C'était cela, la force de frappe de Richler, le pamphlétaire qui tirait à boulets rouges sur tout ce qui ne faisait pas son affaire, et au diable les faits. S'il n'avait pas été célèbre, bénéficiant des tribunes les plus en vue, cela aurait pu passer pour un délire de persécution bizarre. Or, c'était Mordecai Richler, le «grand écrivain». Un homme qui a utilisé sa notoriété pour écrire que la chanson de campagne du PQ en 1976 était inspirée d'un chant nazi et que le Québec pratiquait un « nettoyage ethnique non violent « en persécutant les anglophones avec une police de la langue... Du délire, je vous dis.

Mais il y a aussi, et surtout, Mordecai Richler l'écrivain. Celui qui, avec Michel Tremblay, a le mieux décrit un certain Montréal - ville qu'il aimait tant. Qui a signé Mon père, ce héros, L'apprentissage de Duddy Kravitz, Gursky, Le monde de Barney. Des romans magnifiques, dans lesquels on ne retrouve jamais la violence du pamphlétaire. Quelques boutades, peut-être, surtout une indifférence envers les francophones; ce sont beaucoup plus la communauté juive et l'establishment anglophone qui y sont égratignés. Car très tôt dans la vie, on le devine, l'esprit de combat s'est créé chez Richler, qui, parti de rien, s'est élevé jusqu'au plus haut standing.

C'est d'ailleurs ce que je n'arrive pas à m'expliquer le concernant: pourquoi le petit gars de la rue Saint-Urbain qui voulait monter n'a jamais pu reconnaître ce même désir chez les petits gars de la rue Panet? J'ai l'impression que Mordecai Richler se considérait (et il l'était), comme un cavalier solitaire, qui a travaillé dur pour imposer le respect aux WASP. Il n'allait pas refaire le même chemin en français, devant cette majorité francophone qui prenait soudainement le pouvoir.

Mon ami Gérald reconnaît le talent de l'écrivain, il n'est pas du tout contre l'idée de célébrer le dixième anniversaire de sa mort, et même qu'une rue Mordecai-Richler voit le jour. Parce qu'il n'a jamais eu peur de Mordecai Richler. «Et puis, Mordecai n'a pas pu empêcher que nous ayons un État français», ajoute-t-il en riant.

Entre l'angélisme de ses fans qui en font un homme exemplaire, et la haine de ses ennemis qui en font un monstre, on n'arrive jamais à saisir Mordecai Richler en entier, tant sa nature est double. Ils sont nombreux, ces personnages complexes, de part et d'autre, de Lionel Groulx à Pierre Falardeau. L'oeuvre de Mordecai Richler est d'une importance indéniable dans notre littérature, malgré sa haine du nationalisme québécois. Honorer sa mémoire, en toute connaissance de cause, ne serait pas faire justice, mais faire preuve de maturité. Parce que Montréal, c'est aussi Mordecai Richler.

De toute façon, si l'on fouillait vraiment la nature profonde de toutes les personnalités qui ont donné leur nom aux rues de Montréal pour déterminer celles qui, moralement, méritent cet honneur, les rues de Montréal ne porteraient que des noms de fleurs.