Le passage du chanteur Stromae au journal télévisé de la chaîne française TF1 a le potentiel de « sauver des vies ». Quelques personnes y ont vu un coup publicitaire malavisé. Mais en interprétant à une heure de grande écoute sa chanson L’enfer, qui traite de façon frontale de ses idées suicidaires, le musicien a créé un moment important pour la prévention du suicide.

L’entrevue et la chanson

L’extrait est relayé un peu partout depuis dimanche soir. L’auteur-compositeur-interprète belge Stromae, invité du journal télévisé de TF1 à 20 h, conclut l’entrevue en répondant, en musique, à la journaliste Anne-Claire Coudray. « Dans vos chansons, vous parlez aussi beaucoup de solitude, dit-elle. Est-ce que la musique vous a aidé à vous en libérer ? » Un silence, puis Stromae se met à chanter. Il interprète son nouveau titre, L’enfer. « J’ai parfois eu des pensées suicidaires/Et j’en suis peu fier/On croit parfois que c’est la seule manière de les faire taire/Ces pensées qui me font vivre un enfer », lance-t-il dans le refrain.

Le morceau ne prend aucun détour, le message est clair. Le plan de caméra panoramique, le contexte, le regard de Stromae dans l’objectif, mais surtout les paroles qu’il prononce… le moment (suivi en direct par plus de 7 millions de téléspectateurs, puis vu 4,5 millions de fois dans la journée suivante sur la page Twitter de TF1) devient culte instantanément.

Regardez l’extrait

PHOTO TIRÉE DU JOURNAL DE TF1

Stromae en compagnie de la journaliste Anne-Claire Coudray

Un moment positif pour la prévention du suicide

« C’était un beau cadeau », dit d’emblée le DChristophe Debien, psychiatre au CHU de Lille et responsable de déploiement du 3114, numéro national de prévention du suicide en France. Ce cadeau, il est pour toutes les personnes qui se sont senties interpellées par les mots de Stromae.

Ce qui est très fort, là-dedans, c’est l’identification. Quelqu’un comme Stromae, une personne qu’on admire, on s’y identifie. Quand on voit que cette personne a été touchée par une souffrance comme la nôtre, qu’il est capable d’en parler, l’impact est très fort.

Le DChristophe Debien, psychiatre au CHU de Lille

Lorsque nous le joignons par téléphone, le DDebien confie que son équipe et lui ont été « très, très émus » de voir le passage de l’artiste belge au JT de TF1, car il est « rare d’avoir une chanson qui aborde de façon aussi frontale un sujet qui est souvent vécu comme tabou ». « Je veux lui dire merci, ajoute-t-il. D’avoir osé parler de ça à un moment bien particulier, parce que le choix du moment est très important. D’avoir osé parler de ses propres moments [de souffrance] et de l’avoir aussi bien fait. »

L’impact

« On est très attentifs, au 3114, depuis la diffusion de [l’entrevue], affirme le DChristophe Debien. L’impact qu’on attend tous, c’est une augmentation du recours aux lignes de prévention du suicide. » L’enfer et cette interprétation sur les ondes de TF1 « vont faire du bien et lancer une discussion », dit Arnaud Granata, président du Groupe Infopresse.

Déjà, de nombreux sites parlent de santé mentale depuis dimanche lorsqu’ils abordent la nouvelle de cet extrait maintenant viral, constate-t-il. « Juste ça, c’est un aspect très positif. C’est très rare qu’on parle de ces questions-là, encore plus rare en Europe où on n’est pas rendus aussi loin qu’en Amérique du Nord. Ultimement, ça va faire du bien qu’une personnalité aussi aimée du grand public puisse aborder cette question de façon aussi littérale dans une chanson. »

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Arnaud Granata, président du groupe Infopresse

Les réactions et le marketing

Sur les réseaux sociaux, certains sont émus, secoués et parlent d’un moment extraordinaire. L’acteur français Omar Sy l’a qualifié de « puissant » en le relayant sur son compte Twitter. « Aussi émouvant qu’éblouissant, aussi souverain que simple, incroyable », a quant à elle tweeté Carla Bruni. « J’ai jamais vu un truc aussi énorme », a écrit la chanteuse Louane. Artistes, politiciens, journalistes et quidams ont tous leur mot à dire, témoignant souvent de leur admiration.

D’autres sont plus critiques, qualifiant le JT de « support promotionnel ». La pièce L’enfer est parue au lendemain de l’entrevue de TF1. Bien que porteur d’un message fort, le moment orchestré par Stromae dimanche est aussi un énorme coup de publicité (ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il crée des moments de télévision marquants pour promouvoir sa musique).

Tout est calculé, même si ça part d’une démarche artistique qui est la sienne et que ce qui fait qu’on en parle, c’est que son message est pertinent. Stromae, dans son approche artistique, il a cette volonté de déranger.

Arnaud Granata, président du groupe Infopresse

« Dans son marketing, il a un message social, poursuit M. Granata. Et malgré ce que certains peuvent dire, c’est important d’en parler, surtout qu’on sait qu’il y a une grande détresse sur le plan de la santé mentale en ce moment. »

La question journalistique

Dans les médias français, on relaie l’extrait sur toutes les plateformes. LCI parle d’un « coup de génie ». Le Parisien, d’un « retour formidable ». Mais Libération publie lundi un article dans lequel il « s’interroge sur les raisons qui ont poussé la rédaction de TF1 à passer cette ligne rouge et à accepter le détournement de son sommaire au profit d’une opération marketing ». Un billet de L’Obs titré « Pourquoi la prestation de Stromae sur TF1 était franchement embarrassante » traite de la perte de « ce qui reste de repères entre information et divertissement ».

« Est-ce qu’on aurait vu, au Québec, une Céline Galipeau ou un Pierre Bruneau stager cette entrevue avec un chanteur ou une chanteuse ? », demande Arnaud Granata, signalant toutefois que TF1 est une chaîne privée.

Lui-même pose une « réserve plus journalistique » face à la démarche. « Certains vont se poser une question qui est légitime à poser. Surtout dans un contexte où il y a quand même un brouillage des pistes de plus en plus grand entre ce qui est de la pub et ce qui est journalistique, où les gens doutent de plus en plus de la relation entre les médias et certaines “élites”, comme ils peuvent les appeler. Il y a une discussion à avoir, mais à mon avis, elle sera réservée à une petite partie de la population, dans le cercle plus journalistique. »

Besoin d’aide ?

Si vous avez besoin de soutien, si vous avez des idées suicidaires ou si vous êtes inquiet pour un de vos proches, composez le 1 866 APPELLE (1 866 277-3553). Un intervenant en prévention du suicide est disponible pour vous 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Vous pouvez aussi consulter le site commentparlerdusuicide.com