S’il est de nouveau possible de sortir au cinéma, de manger au restaurant ou de remplir un amphithéâtre au Québec, il est toujours interdit de… danser. De quoi impatienter les noctambules et surtout provoquer l’ire des propriétaires de boîtes de nuit, qui plaident pour la reprise immédiate de la danse. Il en va, selon eux, de leur survie.

« Je n’ai pas le choix : je dois ouvrir ou je vais fermer pour toujours. C’est now or never. S’ils ne nous laissent pas ouvrir, on va ouvrir nous-mêmes. »

Ces dernières semaines, Tommy Piscardeli, propriétaire du Stereo, haut lieu de la nuit montréalaise, se croit dans un mauvais film. Une nouvelle version ratée de Footloose.

Alors que le Québec peut se targuer d’avoir l’un des meilleurs taux de vaccination au monde, il est aussi l’un des derniers endroits où il est toujours interdit de danser à l’intérieur. En juin 2020, les tenanciers de boîtes de nuit ont accepté le décret sans broncher. Mais leur patience s’effrite. Avec le passeport vaccinal et les cas qui se stabilisent, qu’attend-on pour leur donner le feu vert ? Pour certains établissements, il est déjà passé minuit.

Bientôt, je ne serai plus capable de payer mon loyer. On avait des réserves, mais là, on n’a plus rien. Tout est parti.

Tommy Piscardeli, propriétaire du Stereo

En dépit des subventions fédérales, M. Piscardeli évalue ses pertes à plus d’un demi-million de dollars.

Parlant des subventions fédérales, Ottawa a annoncé, jeudi, le prolongement du programme de soutien aux entreprises jusqu’en mai 2022. Le cabinet de la ministre des Finances du Canada, Chrystia Freeland, n’avait toutefois pas confirmé, au moment d’écrire ces lignes, si les établissements de nuit seraient inclus.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

L’interdiction de danser suscite la grogne dans les boîtes de nuit. Nic Urli, copropriétaire du Velvet et du Flyjin, réclame des assouplissements sanitaires.

Mise au pied du mur, l’industrie nocturne s’est donné rendez-vous, samedi, à Montréal, pour manifester au nom de la danse. Nic Urli, qui a collaboré à l’ouverture des restaurants Hà, du speakeasy Club Velvet et de la boîte Flyjin, entre autres établissements, figurera au-devant de la marche.

Cet automne, il s’est résigné à reconvertir les tripes du Flyjin, là où normalement régnait l’anonymat et où l’air vibrait aux 160 battements par minute, en lounge convivial.

« Je ne voulais pas ouvrir une boîte de nuit dans un contexte où je ne pouvais pas l’exploiter à son plein potentiel. Mais j’étais rendu au bout de mon rouleau financier. C’était soit j’ouvre, soit je fais faillite », confie-t-il.

Pour le moment, c’est tout juste si ses ventes — réduites de moitié par le nouveau modèle d’affaires — couvrent les dettes accumulées au cours de la dernière année et demie. Alors, tant qu’à déclarer faillite…

« On va probablement faire de la désobéissance civile si les pistes de danse ne rouvrent pas. Donnez-nous des tickets. De toute façon, on ne pourra pas les payer », défie-t-il.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DU STEREO MONTREAL

Le Stereo, avant la pandémie

« Est-ce qu’on est dangereux ? »

« Est-ce qu’il existe une preuve qu’on est plus dangereux qu’un restaurant ou un commerce bondé ? », lance Tommy Piscardeli. C’est la question que se posent de nombreux propriétaires de boîtes de nuit, qui dénoncent des assouplissements sanitaires appliqués à la carte.

Qu’est-ce qui justifie donc le prolongement du décret ? On danse à Berlin, à New York et à Toronto…

Interrogé à ce sujet, le ministère de la Santé et des Services sociaux répond qu’il se fie « à son équipe d’experts et aux recommandations et avis de l’INSPQ », et a rappelé que la « stratégie du Québec [était] d’assouplir les mesures sanitaires graduellement afin de voir les impacts sur la situation épidémiologique ».

Le Ministère s’est aussi dit au fait des revendications du milieu des bars et de la danse, et a indiqué que des « réflexions [étaient] en cours quant à l’ajustement des différentes mesures sanitaires ». Il ne s’est toutefois pas avancé sur un calendrier précis.

La prudence de Québec fait l’affaire de certains propriétaires. Patrick Grégoire, par exemple, préfère privilégier la santé et la sécurité des citoyens, quitte à reporter la réouverture des pistes de danse au moment opportun. Cela dit, il est conscient de sa chance. Son bar, le Datcha, s’est très bien adapté au service aux tables, notamment avec une terrasse l’été et un menu éprouvé de cocktails.

« Je pense qu’il y a parfois une application inégale des règles, et c’est regrettable, mais je pense qu’on préfère s’assurer que ce soit sûr. Cela dit, je comprends les propriétaires pour qui c’est difficile et je suis très impatient que la piste de danse du Datcha soit de nouveau ouverte. »

Conséquences multiples

Spécialiste de la vie économique nocturne, Mathieu Grondin, fondateur et directeur général de MTL 24/24, s’inquiète des jours à venir. Les artistes et DJ internationaux sur lesquels les petites salles de spectacle comptent pour survivre boudent déjà Montréal pour des villes dansantes. L’embargo sur la danse risque aussi de se répercuter sur l’industrie du tourisme, qui profite beaucoup de la renommée de la nuit montréalaise.

Et puis, il y a cette inquiétude que les activités nocturnes trouvent refuge dans l’illégalité, en faisant courir des risques à leurs participants.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Mathieu Grondin, fondateur et directeur général de MTL 24/24

Les mesures actuelles ne sont pas en train de tuer la nuit. Elles la déplacent dans des endroits qui ne sont pas sûrs, sans masque, sans distanciation physique, sans porte de secours ou toilettes.

Mathieu Grondin, fondateur et directeur général de MTL 24/24

La Ville de Montréal se dit aussi préoccupée par ce dernier point, notant une « hausse des évènements qui ne respectent pas les mesures sanitaires en place ». Elle reconnaît aussi que les « propriétaires de ces établissements doivent obtenir de la prévisibilité à l’[approche] de la saison hivernale » et qu’« avec le passeport vaccinal, il existe maintenant des outils qui leur permettent de mieux gérer la situation et de développer un protocole sécuritaire de réouverture ».

Dans le cadre du deuxième volet de Montréal au Sommet de la nuit, qui vient tout juste de débuter, Mathieu Grondin compte bien exposer ces enjeux aux élus, mais appelle Québec à ouvrir une ligne de communication, car pour l’instant, « il ne rappelle pas ».

Pour le droit de danser

Les noctambules ont des fourmis dans les jambes. Eux aussi se sont joints à la contestation et revendiquent leur « droit » de danser.

« La danse est une forme d’expression et la liberté d’expression qui devrait être respectée. Elle permet d’exprimer un sentiment, une émotion, une culture, une envie. C’est inquiétant, selon moi, qu’il existe un décret qui nous empêche de danser », plaide Laurianne Lalonde.

En septembre, la technicienne en muséologie et adepte de la danse a lancé une pétition pour rouvrir les pistes de danse, qui a récolté quelque 5000 signatures. Une réception qui illustre bien l’irritation générale de la population, selon elle.

« Il y a une certaine forme de stigmatisation par rapport aux activités nocturnes. On pense à la débauche, à de jeunes adultes qui vont festoyer, mais c’est tellement plus que ça […]. Il faut un réel dialogue avec le gouvernement parce qu’il n’y en a pas. On est laissés pour compte. »

Rectificatif
Dans une version précédente de ce texte, il était indiqué que le club Velvet et la boîte Flyjin avaient été reconvertis en lounge convivial. Comme Nic Urli ne gère pas le Velvet, cette année, il a préféré ne pas parler au nom de l’établissement.