L’entrevue menée en mai dernier par le journaliste radiocanadien Stéphan Bureau avec le controversé médecin français Didier Raoult, durant l’émission Bien entendu, a enfreint les normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada, a statué mercredi l’ombudsman du diffuseur public.

L’animateur et son équipe n’ont pas procédé aux « vérifications nécessaires » et auraient pu mieux encadrer la présentation de l’entrevue, note Pierre Champoux, gardien de l’éthique du service français de Radio-Canada, dans sa révision d’une plainte déposée juste après la diffusion de l’émission.

Durant la quarantaine de minutes qui lui a été consacrée lors de l’émission d’ICI Première, le 26 mai, le DDidier Raoult, médecin marseillais spécialiste des maladies infectieuses, a pu exposer ses idées sur le traitement de la COVID-19 par l’hydroxychloroquine et sur la vaccination. Il a alors fait plusieurs déclarations erronées, sans que l’animateur ne remette beaucoup en question ses propos.

Or, s’il n’est pas interdit d’inviter un personnage controversé, « cela exige beaucoup de vigilance pour éviter que des thèses maintes fois réfutées obtiennent un nouvel élan frappé du sceau du diffuseur public », indique M. Champoux.

L’équipe de l’émission avait donc la responsabilité de s’assurer de l’exactitude des propos de l’invité ou de rétablir les faits, si nécessaire.

« Le problème, si je puis dire, ne réside pas tant dans les questions [que l’animateur] pose, mais dans celles qu’il ne pose pas pour recadrer ou corriger certaines affirmations de son invité », lit-on dans la décision détaillée rendue publique mercredi.

L’avantage du différé

Le DRaoult, directeur de l’Institut hospitalo-universitaire de Marseille, est une figure maintenant connue et particulièrement controversée depuis le début de la pandémie. Il est l’un des grands défenseurs du traitement de la COVID-19 en utilisant l’hydroxychloroquine, un médicament destiné à combattre le paludisme et jugé inefficace contre le virus de la pandémie actuelle par de nombreux experts. Ses travaux de recherche sont régulièrement conspués par la communauté scientifique, tandis que des négationnistes de la pandémie et d’autres complotistes adhèrent passionnément à sa cause.

PHOTO CHRISTOPHE SIMON, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le médecin français Didier Raoult est l’un des grands défenseurs du traitement de la COVID-19 en utilisant l’hydroxychloroquine.

Sans condamner le fait qu’on lui donne une tribune, l’ombudsman de Radio-Canada blâme Stéphan Bureau et son équipe pour la façon dont l’entrevue a été menée et diffusée. À défaut de pouvoir rectifier les affirmations trompeuses du DRaoult sur le moment, l’équipe de Bien entendu aurait pu remettre en perspective les informations propagées, croit l’ombudsman.

Pierre Champoux soulève d’ailleurs l’importance du temps dans cette situation, puisque l’émission n’était pas en direct. Selon lui, les six jours écoulés entre l’enregistrement de l’entrevue et sa diffusion auraient dû permettre « les vérifications nécessaires » et une meilleure présentation, par exemple en invitant un panel d’experts à se prononcer.

Radio-Canada n’a pas souhaité commenter la décision auprès de La Presse. Marc Pichette, premier directeur Promotion et relations publiques du diffuseur, a indiqué par courriel que « la direction de la Radio […] prend acte de cette décision qu’elle reçoit avec humilité. Elle en tiendra compte pour la suite ».

« Absolument pas repentant »

La plainte qui a mené à cette décision a été déposée par la journaliste scientifique du magazine Québec Science Marine Corniou, juste après la diffusion de l’entrevue sur ICI Première. Celle-ci soulevait notamment la « complaisance » de Stéphan Bureau et différentes déclarations de l’invité qu’elle jugeait problématiques. Selon elle, Didier Raoult n’aurait simplement pas dû être invité, puisqu’il a activement « contribué à propager de fausses informations sur la pandémie ».

Dominique Rhéaume, première cheffe de contenu de la chaîne et responsable de l’émission Bien entendu, a eu l’occasion de répondre à la plaignante. Elle a alors défendu la démarche de l’équipe et de l’animateur, tout en offrant un mea culpa par rapport au manque de « contrepartie plus vigoureuse à certaines affirmations de l’invité ».

Insatisfaite de cette réponse, Marine Corniou s’est adressée au Bureau de l’ombudsman pour une révision de sa plainte. Celui-ci a également estimé que les justifications de Mme Rhéaume n’étaient pas suffisantes.

Pierre Champoux s’est entretenu avec Stéphan Bureau dans le cadre de sa révision, notamment pour savoir pourquoi il n’avait pas repris ou relancé le DRaoult sur certaines de ses affirmations. L’animateur s’est défendu d’avoir été complaisant et a dit avoir souhaité laisser l’invité se présenter pour que chacun puisse se faire son opinion.

« Je ne présume pas qu’il fallait qu’il y ait un panel derrière Raoult. Ça serait donc de tenir pour acquis que nous avons établi que sa parole est toxique, subversive ou dangereuse. Et là-dessus, moi, je ne change pas d’opinion, quel que soit le consensus scientifique », a ajouté l’animateur. Il a également expliqué qu’il ne ferait pas les choses différemment s’il le pouvait. « Est-ce qu’on aurait dû avoir plus de temps pour organiser une réponse ? On l’avait. […] Donc, je ne suis là-dessus absolument pas repentant », dit-il.

Trop peu, trop tard

Les différents manquements évoqués sont la responsabilité non seulement de l’animateur, mais aussi des responsables éditoriaux de l’émission, « voire de la direction d’ICI Première », soulève Pierre Champoux dans sa révision.

L’ombudsman a soulevé des manquements sur les principes d’exactitude des faits, du service à l’intérêt public et du devoir d’honnêteté envers l’auditoire. De plus, l’animateur et son équipe n’auraient pas mesuré adéquatement la portée et la validité des résultats de recherche présentés durant l’entrevue.

Même si on a quelque peu tenté de rectifier le tir après la diffusion de l’entrevue menée par Stéphan Bureau, ce n’était que trop peu, trop tard aux yeux de M. Champoux. « L’intervention improvisée mais fort pertinente de Marie Lambert-Chan [rédactrice en chef de Québec Science], une dizaine de minutes plus tard, et le panel scientifique proposé trois semaines après, m’apparaissent une bien mince consolation, écrit Pierre Champoux. Cela est insuffisant pour rétablir les faits, voire l’équilibre, surtout dans le contexte d’une pandémie où la vérité est menacée de toute part. »