Chaque semaine, des journalistes des Arts de La Presse nous font le récit d’une anecdote vécue lors de la couverture d’un évènement culturel. Le plus grand malaise qu’ils ont ressenti, le moment le plus stressant d’une affectation, le spectacle le plus amateur qu’ils ont vu, l’entrevue la plus pénible, etc. Voici leurs témoignages. Bonne lecture !

Dans le jargon, on appelle ça un « recast ». La couverture d’un évènement qui sera publiée non pas dans la première, mais dans la deuxième édition du journal. À l’époque où La Presse publiait sur papier, on rédigeait souvent le compte rendu d’un spectacle pour cette deuxième édition, qui était bouclée après minuit. J’avais 22 ans et on m’a proposé, pour la première fois, de couvrir un concert au Forum et d’en faire la critique dans la foulée, le soir même. Le hic, c’est qu’il s’agissait du spectacle du quatuor de chanteurs de charme R&B Boyz II Men, dont je ne connaissais que deux ou trois chansons. Je n’avais aucun album du groupe. Je n’avais pas le temps de me préparer. J’ai surtout omis, par manque d’expérience, de prendre assez de notes sur place, si bien que revenu dans la salle de rédaction, vers 23 h 15, j’ai souffert de manière aiguë, pour la première et dernière fois, du syndrome de la page blanche. Je n’avais rien à dire de pertinent et je n’avais que 45 minutes pour le dire. Mon espace était réservé dans la page. Je ne pouvais plus reculer. Heureusement qu’Alain Brunet, notre critique musical, était dans la salle. Il m’a donné quelques conseils sur des angles à aborder. J’avais été frappé par l’intensité des cris stridents des jeunes admiratrices du groupe – je n’avais jamais rien entendu de tel –, alors j’ai commencé mon article avec cette observation bien futile. Ma critique était plus insipide que la musique de Boyz II Men, ce qui n’est pas peu dire. Depuis, je prends frénétiquement des notes lorsque je couvre un spectacle. J’ai même pris goût au stress particulier, nourri d’adrénaline, du fameux « recast ».

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Le philosophe Charles Taylor

Je n’étais journaliste que depuis quelques années, pigiste à Montréal pour le journal Le Soleil, au milieu des années 1990. Je couvrais un peu de tout, de la télé, de la musique, de la littérature. Je ne me souviens plus comment, mais un jour, je me suis retrouvée en entrevue avec le grand philosophe Charles Taylor, chez lui à Montréal. Ça se passait bien, je trouvais que j’assurais quand même. Je suis rentrée chez moi et au moment de réécouter mon entrevue… rien. Le son était inaudible, l’enregistreuse avait pourtant fonctionné, mais elle n’avait rien capté. C’était un mystère. Mais je devais écrire, donc j’ai relu mes quelques notes et j’y suis allé de mémoire, car l’entrevue était encore fraîche dans ma tête, et j’ai réussi à écrire un texte, disons, correct. Mais je n’oublierai jamais ce grand vide que j’ai ressenti ce jour-là, mon cœur qui s’emballe, mes mains moites, et cette crainte de revivre la même sensation de panique chaque fois que j’appuie sur le bouton Play après une entrevue. J’ai d’ailleurs ressenti de nouveau ce grand vertige il y a sept ou huit ans, à la suite de deux entretiens téléphoniques que j’avais faits l’un après l’autre. J’avais mal branché mon fil, et de mes magnifiques conversations avec Zachary Richard et Ethan Hawke, il n’est resté… que mes questions. Écrire ces textes ensuite fut un exploit et une torture, et j’y ai exercé au maximum l’art de la paraphrase. Ce qui m’a rappelé cette fois où j’avais fait une entrevue avec le légendaire journaliste de La Presse Denis Lessard pour Le Trente, le magazine de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, ça doit bien faire 25 ans. J’avais oublié mon enregistreuse ou je ne sais trop, et pris beaucoup, beaucoup de notes. À la fin, il m’avait dit : « J’espère que tu ne me citeras pas trop lousse. »

PHOTO FOURNIE PAR UNIVERSAL

Shakespeare in Love, de John Madden

Il fut une époque où, pour faire le compte rendu de la soirée des Oscars, il fallait se rendre à la salle de rédaction, s’installer dans un bureau muni d’un téléviseur – habituellement celui d’un patron – et écrire son article directement dans le vieux logiciel de traitement de texte XyWrite. Je crois que les murs de la vieille salle de rédaction résonnent encore du cri d’effroi que j’ai poussé le 21 mars 1999 à minuit et demi. C’est à cet instant précis que Harrison Ford s’est avancé sur la scène du Dorothy Chandler Pavilion pour annoncer – enfin – le lauréat de l’Oscar du meilleur film : Shakespeare in Love ! Alors que notre heure de tombée était largement dépassée, je m’étais avancé dans mon article dès que l’Oscar de la meilleure réalisation avait été attribué à Steven Spielberg, pensant ainsi pouvoir transmettre le texte dès l’instant où la victoire de Saving Private Ryan serait confirmée. Le sacre inattendu de Shakespeare in Love m’a obligé à remanier une partie de mon texte en un éclair, en sachant très bien que l’on n’attendait plus que celui-là pour mettre l’édition finale du journal en production. Je n’aurais jamais pensé revivre une telle chose, mais comptez sur les Oscars pour rendre parfois fous les journalistes de la presse écrite couvrant l’évènement à l’heure de l’Est. Dix-huit ans plus tard, en 2017, ce fut la bourde historique de la mauvaise enveloppe. La pauvre Faye Dunaway s’est ainsi retrouvée à devoir annoncer La La Land comme vainqueur du meilleur film alors que cet Oscar revenait plutôt à Moonlight. Et une fois de plus, j’ai dû réécrire mon compte rendu à une heure où il aurait dû avoir été relu par nos amis du pupitre depuis déjà un moment.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Frédéric Beigbeder

Septembre 2014. J’en étais au début de mon mandat comme correspondante à Paris pour La Presse quand j’ai eu à interviewer Frédéric Beigbeder au mythique Café de Flore pour la sortie de son livre Oona et Salinger. Vous dire combien j’étais nerveuse à l’idée de rencontrer l’auteur de 99 francs, réputé pour son attitude baveuse et désinvolte. Je n’avais pas encore apprivoisé la condescendance des serveurs français quand une employée du Café de Flore m’a assuré que Beigbeder n’était pas à l’étage, si bien que je l’ai naïvement crue et que j’ai pris trop docilement la place qu’elle m’a assignée sur la terrasse. Après 20 minutes d’attente, j’ai osé me lever. Et la serveuse de me dire : « Je suis navrée, je viens de voir Beigbeder s’en aller. » En pleurs et en panique, je suis sortie du restaurant en pensant devoir dire à mes patrons que j’avais raté l’entrevue en or offerte à La Presse à cause d’une erreur de débutante. Mettant le peu d’orgueil qu’il me restait de côté, j’ai appelé l’attachée de presse de la maison d’édition Grasset pour lui expliquer la gênante situation. Qu’est-ce qu’on répond à une femme trop émotive en France ? « Ma pauvre. » Or, elle m’a proposé le meilleur plan B, soit de me rendre dans la maison de Beigbeder située à côté de la place du Québec. Quel soulagement ! Et vous dire à quel point ce fut un plaisir de parler avec Beigbeder de notre fascination commune pour le roman The Catcher in the Rye et de découvrir l’écrivain généreux et sympathique qu’il est derrière son personnage.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Bryan Adams, lors d’un de ses passages à Montréal en 2009

Couvrir des concerts, c’est toujours stressant. Ce l’était tout particulièrement à une époque pas si lointaine où il fallait retourner dans la salle de rédaction pour écrire et livrer un texte le soir même, au plus tard à 23 h 45. Souvent, la vedette ne foule pas la scène avant 21 h. Ça veut dire qu’il faut rester tard… et prier pour qu’il y ait un taxi devant le Centre Bell quand on doit se sauver en vitesse. Ça veut dire traverser au pas de course les couloirs souterrains entre les sites du Festival international de jazz de Montréal et des Francos les soirs de « grands évènements » parce que c’est impossible de passer à travers la foule. Ça veut dire courir du Cabaret Music Hall, du Spectrum ou du Métropolis jusqu’à La Presse en prévoyant de 30 à 45 minutes pour écrire de 500 à 700 mots. Et quand on a commencé à faire parvenir nos textes par téléphone ? Il fallait prier pour que ça marche… « Si ton texte est pas là à l’heure, je mets autre chose à la place », m’avait dit mon chef de pupitre, très compréhensif comme vous le voyez, la première fois que j’ai fait ça. Je n’ai jamais manqué le deadline. Mais je suis loin d’être fier de tout ce que j’ai écrit dans ces circonstances-là. Et j’ai vite révisé mon jugement sur ces critiques de spectacle que je trouvais parfois superficielles avant de me retrouver devant mon clavier, sur le gros nerf, à chercher comment parler de Bryan Adams, Sarah Brightman, Aznavour, Ariane Moffatt et des dizaines d’autres. Respect.