La mère de famille atikamekw Joyce Echaquan est morte tragiquement à l’hôpital de Joliette, le 28 septembre dernier. Le lendemain, l’auteure-compositrice-interprète Elisapie a lancé sur Instagram un déchirant cri du cœur adressé au premier ministre Legault, demandant qu’on s’attaque de front aux problèmes de discrimination et de racisme systémique envers les populations autochtones. Près de trois mois plus tard, La Presse s’est entretenue avec l’artiste inuk.

La mort de Joyce Echaquan et la mobilisation

Lorsque la vidéo que Joyce Echaquan a enregistrée juste avant de mourir a été relayée, le soulèvement a été immédiat. On voyait – dans les instants captés par la caméra de son téléphone – le traitement dégradant que lui ont réservé les employées censées s’occuper d’elle, ainsi que le langage injurieux et violent qu’elles avaient employé à son égard.

« C’est une responsabilité incroyable, mais une fois que la mort de Joyce est arrivée, ça nous a permis de nous exprimer plus qu’avant, parce qu’on a senti que le peuple en général était consterné, attristé et touché par ça, dit Elisapie. On sent qu’il y a une envie d’écouter beaucoup plus présente. C’est une bonne chose. » Si elles n’ont jamais cessé d’exprimer leur souhait de voir les choses changer, les communautés autochtones ont eu plus de place pour le faire quand ce drame est survenu. Le Québec a tendu l’oreille.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE


Elisapie en 2019

« On a l’air de parler beaucoup plus, mais ça a toujours été ça, dit Elisapie. Mais c’est très vaste et complexe et il y avait beaucoup trop d’ignorance encore, alors il a fallu recommencer à zéro chaque fois. Là, on a l’impression qu’il y a une vraie base d’acceptation que [le racisme et la discrimination sont] une réalité. »

Le message et la lettre ouverte

Elisapie a pris la parole publiquement, dans des textes ou des vidéos, ces derniers mois plus que jamais, pour interpeller la population et le gouvernement. L’été dernier, à l’occasion de la Journée des peuples autochtones, le 21 juin, elle a écrit sur Facebook une lettre adressée à son « très cher Québec ». Le message a été partagé plus de 17  000 fois.

J’avais très peur de le faire, parce que je n’ai jamais parlé des Québécois de cette façon et que je suis une amoureuse des Québécois. J’ai une grande ouverture et je dois beaucoup aux Québécois pour cet échange culturel qui a été très stimulant pour moi. Mais je pense encore que les gens ne savent pas toujours comment gérer le mal-être qu’ils ont avec leur identité québécoise et leurs privilèges.

Elisapie

La publication a été reçue très favorablement. Elisapie dit qu’elle a été « révélatrice » pour des personnes, qui ont pu la transmettre, dire qu’ils étaient d’accord et entamer un dialogue.

Lorsque Joyce Echaquan est morte, c’est dans une vidéo sur Instagram qu’Elisapie s’est exprimée. Son cri du cœur, dans lequel elle s’adresse directement au premier ministre François Legault, a été visionné plus de 260  000 fois jusqu’à maintenant. Il a donc eu beaucoup d’écho. Elle y propose des façons de mieux éduquer la classe politique et la population sur les réalités des peuples autochtones, et elle se demande pourquoi le racisme systémique n’est pas reconnu.

« Comment peux-tu dire quelque chose comme ça et ne pas reconnaître l’histoire de ton peuple qui est arrivé ici en bateau dans une culture millénaire ? », demande Elisapie. L’artiste a ensuite signé, avec 36 femmes autochtones, une lettre ouverte adressée au premier ministre Legault pour lui demander encore une fois de reconnaître le racisme systémique.

Le spectacle-bénéfice Waskapitan et l’art dans la protestation

Le spectacle Waskapitan réunissant notamment Elisapie, Jeremy Dutcher, Florent Vollant, Natasha Kanapé Fontaine, Patrick Watson, Ariane Moffatt et Boucar Diouf est un hommage collectif à Joyce Echaquan et un message d’espoir pour la lutte antiraciste. Waskapitan, mot qui exprime un rapprochement mutuel, est diffusé gratuitement jusqu’au 3 janvier sur le site waskapitan.org. Malgré la tragédie et la colère, ce « recueillement pour Joyce » se veut doux et rassembleur. Dès le départ, l’idée du spectacle était « la rencontre », dit Elisapie.

On fait des échanges culturels depuis longtemps et c’était important de montrer ça, d’aller chercher nos amis pour le spectacle. Pas pour dire “on a besoin de vous”, mais pour créer une rencontre qui parle de nos chansons, de nos voix, de notre histoire et de nos paroles, en montrant que c’est important qu’ils soient avec nous.

Elisapie

L’évènement est aussi l’occasion de sensibiliser et d’éduquer. « On savait qu’on ne s’adressait pas principalement à du monde super conscientisé, qui donne déjà [qui fait des dons], note Elisapie. On oublie très souvent, et même moi, on me le rappelle, qu’il faut expliquer et préciser les choses, que beaucoup de monde ne connaît pas cette réalité. C’est en train de changer, mais comme Richard Desjardins le disait, ça fait 400 ans qu’on se côtoie, mais on ne sait pas dire bonjour et merci dans une langue autochtone. Si tu y réfléchis, il y a clairement quelque chose qui s’est mal passé pour qu’on en soit là. »

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Lors d’une marche à la mémoire de Joyce Echaquan, le 3 octobre, à Montréal, Joséphine Bacon, tenant une photographie de Joyce Echaquan, et derrière elle, Natasha Kanapé Fontaine, Ghislain Picard, Florent Vollant et Elisapie.

La culture et la représentation des autochtones

Même si un mouvement fort s’est déclenché à la suite de la mort de Joyce Echaquan, Elisapie estime qu’en général, « il y a encore beaucoup de décideurs, par exemple dans le milieu culturel, qui [se] foutent un peu » de la cause des peuples autochtones.

« Par exemple, je fais mon spectacle et on trouve ça cool, mais ça reste juste “une artiste autochtone” pour beaucoup, dit-elle. Même le spectacle collectif [Waskapitan], beaucoup de gens du milieu culturel ne vont pas chercher à le regarder. Ils se disent que c’est politiquement correct, mais ça reste des autochtones et ce n’est pas vraiment important. Même si on a des artistes allochtones, même si c’est un projet artistique au-delà de la politique, ça va rester presque marginal. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHVES LA PRESSE

Elisapie Isaac en spectacle au gala hors d’ondes de l’ADISQ l’an dernier.

S’il est positif de voir des citoyens « se mobiliser, se rendre compte et apprendre », pour Elisapie, les décideurs qui façonnent ce que sera l’espace social, notamment dans les arts et la culture, sont loin d’avoir les réflexes qui feront bouger les choses. Pour que la diversité soit réelle, pour que les enfants autochtones se voient à la télévision, pour que l’art autochtone fasse vraiment partie de la culture, le chemin est encore long, dit l’auteure-compositrice-interprète.

« Il y a encore quelque chose qui fait qu’on est considéré comme des artistes de service, dit Elisapie. Il ne faut pas être naïf. Il reste du travail à faire. Et je pense que ça va venir avec le temps. Un être humain, lorsqu’il n’est pas touché lui-même par une réalité, s’il ne s’en est jamais vraiment soucié, ne va pas du jour au lendemain faire ça naturellement. C’est une habitude à prendre, un exercice. »