Quand le gouvernement Legault a annoncé lundi qu’il fermait de nouveau les salles de spectacle, musées, bibliothèques, bars et restaurants, et ce, pour 28 jours, j’ai tout de suite pensé à ce que mon ami Didier Morissonneau, qui est producteur, m’avait dit au printemps lors de la première vague.

On ne parlait alors que d’une pause de quelques semaines et il avait décidé de reporter tous ses projets à 2021, à ma grande surprise. Il voyait ses collègues décaler leurs spectacles et programmations à l’automne et trouvait que ça ressemblait au film Field of Dreams avec Kevin Costner, où un homme crée dans son champ de maïs un terrain de baseball pour ramener le fantôme de son père mort. « Tu sais, ce moment dans le film où il entend une voix lui dire : ‟Construis-le, et il viendra ?” Eh bien, c’est un peu comme ça que des producteurs et programmateurs pensent en ce moment. »

Deux choses inquiétaient Didier au printemps : les aléas imprévisibles de la pandémie qui pouvaient causer la peur chez les spectateurs et une crise économique qui ferait que les gens mettraient leurs priorités sur autre chose que des billets de shows. Sans oublier qu’une bonne partie du public des arts vivants, plus âgé, pouvait être frappée par la maladie.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Reprise de la pièce Je suis mixte, présentée à la Licorne au début du mois de septembre.

Depuis mardi, il se demande s’il n’aurait pas dû repousser ses projets à 2022, « parce qu’une pandémie, ça dure deux ans ». La plupart de ses activités se déroulent aux États-Unis, précise-t-il. « J’ai à traiter avec 30 États qui ont des règles différentes. Pour l’instant, dans l’ensemble des 35 villes où j’avais des shows en production pour l’année en cours, aucune salle n’a rouvert. On parle de salles de 1000 à 2000 places. Notre domaine, le spectacle vivant, est de loin le plus affecté économiquement. Je ne comprends pas dans quel monde d’illusions vivent beaucoup de mes collègues… »

Le milieu culturel est en colère, et avec raison. On lui a demandé de « se réinventer », il l’a fait, en se revirant sur un 10 sous et en se pliant à toutes les mesures de la Santé publique. De plus, il n’est jusqu’à présent à l’origine d’aucune éclosion. Pourquoi les théâtres, les cinémas, les bibliothèques et les musées sont-ils ciblés ? Benoît Mâsse, professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, ne comprend pas non plus. « Je n’arrive pas à trouver la logique ou la justification de fermer non seulement pour les arts et spectacles, mais les restaurants aussi. Les bars, c’est autre chose : la consommation d’alcool peut faire que c’est difficile de maintenir le contrôle. On ne veut surtout pas qu’il y ait une migration de tous les contacts sociaux vers les maisons. Car ce qu’on sait aussi, c’est que les Québécois sont tannés, essoufflés. »

Je n’arrive pas à trouver du côté épidémiologique une raison de fermer, si vous n’êtes pas une source d’éclosion. Agit-on par anticipation ? C’est au gouvernement d’expliquer cette décision.

Benoît Mâsse, professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal

Mathieu Maheu-Giroux, professeur au département d’épidémiologie et de biostatistique à l’Université McGill, a lui aussi été étonné par certaines fermetures, en particulier celles des bibliothèques. « À ce que je sache, les gens ne parlent pas dans une bibliothèque, ils cherchent la tranquillité, ils sont éloignés, je n’ai pas compris la motivation derrière ça, dit-il. Et ce qui m’inquiète aussi, c’est que ce n’est pas nécessairement tout le monde à Montréal qui a des grandes maisons avec de la place. Des gens de quartier socio-économiques en dessous de la moyenne pouvaient bénéficier de ces endroits-là. »

La stratégie du choc ?

Au point de presse de lundi, on a dit en quelque sorte qu’il fallait briser l’élan social des dernières semaines pour aplatir la courbe, mais pour Benoît Mâsse, la solution actuelle est très draconienne. « C’était peut-être justifiable à la première vague, mais là, il faut considérer qu’on est déjà partiellement confinés depuis presque sept mois. C’est beaucoup demander et ça m’a surpris. Je pense que les arts ne font pas partie du problème, mais de la solution. C’est long, 28 jours. »

Ce que je crains personnellement est un prolongement de ces mesures si les choses se dégradent d’ici deux semaines. Mais dans le contexte d’une pandémie, on ne peut revenir en arrière ni céder du terrain au virus. On n’a pas cessé de le répéter et il faut le répéter encore : si nous souffrons tous collectivement, c’est pour protéger un système de santé exsangue, encore plus fragilisé depuis la première vague. Donner un coup de barre, frapper l’imaginaire pour y arriver, est probablement plus facile en fermant les lieux culturels que d’autres milieux.

Je suis spécialisée dans le domaine culturel, je vois les artisans souffrir, être inquiets à mort pour l’avenir. Mais si vous sortez de ce milieu, vous trouverez beaucoup moins de gens désespérés à l’idée de ne pas aller au théâtre, au musée ou au cinéma. C’est la dure réalité que le milieu reçoit en pleine face en ce moment.

Mardi, au point de presse de 13 h, François Legault et Horacio Arruda ont donné un début de réponse plutôt faible pour cette décision. Le danger potentiel serait la durée des contacts entre les gens, même en distanciation avec un masque, lors d’un spectacle ou d’un film. Je vais être honnête : je suis une hypocondriaque, mon chum travaille auprès des aînés, et c’est précisément l’idée de rester longtemps dans un lieu clos avec d’autres gens qui me fait peur depuis le début, sauf que je ne suis pas une référence. Je peux me passer de shows pendant 28 jours, mais pas de mes proches.

Et c’est ça aussi, la réalité : en ce moment, les gens sont bien plus blessés par la distanciation physique et la solitude dans leur vie personnelle, ou par la perspective de fermer les écoles, que par un régime temporaire de spectacles.

N’empêche que c’est l’industrie culturelle qui est en train de perdre pied de façon vertigineuse. S’il avait fallu qu’un seul spectacle soit à l’origine d’une éclosion, les carottes étaient cuites. Ce n’est pas arrivé, parce que le milieu culturel a agi de façon exemplaire, dans des circonstances impossibles. Il mérite de l’aide et du respect. Tout le monde attend une annonce de la ministre Nathalie Roy, particulièrement absente depuis le début, à la mesure de la crise grave vécue par les arts vivants. Parce que le champ de rêves qu’on a fait miroiter au milieu culturel, moyennant une obéissance absolue aux contraintes, est en train de se transformer en champ de ruines.