Quand je suis partie pour mon premier appartement, ma mère a glissé solennellement dans mon trousseau IKEA de jeune étudiante une énorme vieille poêle en fonte.

« Voyons, m’man. C’est beaucoup trop lourd, je ne pourrai pas flipper des œufs avec ça.

– C’est pas pour flipper des œufs non plus. »

La poêle lui avait été donnée par ses grands-mères pour la même raison que celle pour laquelle me la transmettait : fracasser le crâne de n’importe quel homme qui aurait pu se montrer violent. J’ai ri, parce que ça me faisait penser à l’image ultra-cliché de l’épouse qui attend son mari avec un rouleau à pâte.

N’empêche, mon éducation féministe, très minimale, a consisté en cela : ne rien laisser passer. Ça a fonctionné. Je n’ai rien laissé passer de violent dans ma vie amoureuse. Que ce soit verbal, physique ou sexuel.

Mais ce n’est qu’en lisant des féministes, dans ma vingtaine, que j’ai fini par me demander : pourquoi c’est toujours à moi de me défendre ? Les hommes n’ont donc aucune responsabilité là-dedans ? Et s’ils se contrôlent si mal, pourquoi contrôlent-ils le monde ?

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PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Des centaines de femmes ont manifesté contre les violences sexuelles le 19 juillet à Montréal.

Si les femmes de ma famille étaient incroyablement fortes, elles avaient néanmoins intégré cette idée du « boys will be boys ». Ainsi donc, mon éducation de petit chaperon rouge a consisté en une foule de techniques de défense — croise les jambes, n’accepte pas de bonbons d’inconnus, surveille ton verre, arrange-toi pour être accompagnée après minuit, tiens ton trousseau de clés comme un poing américain pour lui crever un œil, etc. Comment se sentir libre quand on est sans cesse aux aguets ? Et qu’enseigne-t-on aux garçons en contrepartie ?

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La poêle ne m’a pas évité de mauvaises expériences auxquelles je n’ai pas pu échapper. Dans mon esprit, ça faisait « partie de la vie », je n’avais pas été assez vigilante, ça n’allait pas me définir, j’allais m’en remettre.

Ma mentalité à l’époque : « shit happens ». J’étais loin de me douter qu’un jour, cette sorte de « shit » allait être étalée en pleine lumière.

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Selon l’éducation, le milieu social, le parcours, les expériences ou la génération, on ne réagit pas de la même manière en ce qui concerne ces dénonciations. Il y a des femmes, je crois, surtout celles qui ont passé leur vie à se battre, qui ont accepté un certain fatalisme à ce sujet. J’ai moi-même été fataliste là-dessus. Nous menons toutes nos vies en sachant que ça arrive tout le temps et un peu partout autour de nous. Plusieurs pensent que des agressions, il y en aura toujours, parce que « les gars sont des gars » et que c’est aux filles de faire attention.

Mais voilà qu’une troisième vague de dénonciations éclate au Québec, beaucoup portée par de très jeunes femmes qui racontent ce qu’elles ont vécu alors qu’elles étaient souvent mineures, et qui comptent en finir avec ce que l’on appelle la culture du viol, expression qui recouvre tout l’éventail des atteintes à l’intégrité des personnes, du commentaire déplacé à l’agression sexuelle. Elles appellent à une révolution des mœurs. Elles ne croient pas en la fatalité. Et elles ont bien raison, parce que sinon, comment voulez-vous que ça change ?

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En vacances à la campagne, j’ai largement dépassé mon forfait internet sur mon cellulaire pour lire tous les témoignages des comptes victims_voices, Hyènes en jupons et dis_son_nom, et il n’y avait pas que des vedettes là-dedans. Jusqu’à l’étourdissement, jusqu’à la nausée. Je suis dans la quarantaine, j’ai volontairement oublié des trucs pénibles, mais tout cela m’a rappelé à quel point, trop tôt dans la vie, une fille est traitée comme une proie. Ai-je douté de ces témoignages ? Non, parce que je ne connais pas une femme à qui ce n’est pas arrivé. À peu près tout le temps dans les mêmes sinistres détails.

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Cela m’a rappelé aussi le dernier livre de Martine Delvaux paru en mars, Je n’en ai jamais parlé à personne, dans lequel elle a recueilli les témoignages d’une centaine de femmes dans la foulée de #moiaussi en 2017. « Devant la vague de témoignages suscitée par le mouvement #moiaussi, j’ai senti une urgence : une fois sorties du silence, nous ne devions pas y retourner, écrit-elle dans la préface. Il fallait garder ces récits, empêcher qu’ils tombent dans l’oubli. Il fallait leur trouver un lieu, les inscrire dans l’Histoire. »

Cette nouvelle vague est la suite d’un mouvement historique qui ne s’arrêtera pas. On a pu croire, en 2014, lors de #agressionnondénoncée, qu’il s’agissait d’une effervescence passagère née des réseaux sociaux. Il me semble que #metoo est venu confirmer que ce n’était pas temporaire — tant pis pour les crétins qui ont continué d’agir comme si de rien n’était. Car je crois que ça va continuer tant qu’on n’aura pas compris que ça ne passe plus. Comme un gros coup de poêle en fonte.

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Et pourquoi ça éclate comme ça, maintenant, encore ? Il faut peut-être se tourner vers la statistique la plus inquiétante et la plus déprimante dans l’amas de chiffres sur les violences.

La criminalité est en baisse partout au pays. Sauf en ce qui concerne les violences sexuelles, « le seul crime violent au Canada qui n’est pas en déclin », selon la Fondation canadienne des femmes. Et quand on sait qu’une grande proportion des agressions n’est pas signalée à la police, ce n’est que la pointe de l’iceberg.

Nous sommes statistiquement dans une société plus sécuritaire qu’elle ne l’a jamais été… sauf pour les victimes d’agressions sexuelles qui sont majoritairement des femmes. Dans quelle illusion vivons-nous donc ? Il faut peut-être aussi comprendre que cette nouvelle génération, à qui l’on a promis l’égalité, n’accepte pas que ce ne soit pas le cas. Et pour la première fois de ma vie, je commence à croire qu’elle va provoquer un changement que je n’espérais même plus voir arriver.

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J’ai lu les témoignages, où l’on trouve pêle-mêle la drague lourde, les dick pics non sollicités et les agressions sexuelles. J’ai même découvert une affaire que je n’aurais pas pu imaginer, « grainer des verres » — ce que je ne crois pas avoir vécu puisque j’ai passé ma jeunesse à surveiller qu’on n’ajoute pas du GHB dans mes drinks.

Comme plusieurs, j’ai eu un malaise que soient mis sur le même pied des gestes qui n’ont pas la même portée, mais force est d’admettre que tout cela mis ensemble donne un portrait éclairant d’un climat malsain, comme si quelque chose n’avait pas évolué, et qui n’a pas lieu que dans le milieu du showbiz, qui retient bien entendu toute l’attention, parce que plus publique est la chute des dénoncés.

Ce que l’on sent derrière cette vague est moins un désir de vengeance qu’un appel à un profond changement de culture. Or, un changement de culture ne se fait pas seulement en disant aux victimes d’aller porter plainte à la police, d’autant plus que plusieurs comportements dénoncés n’appellent pas forcément à des sanctions judiciaires. Plusieurs cités dans une liste vont s’en sortir après avoir fait profil bas et vécu un peu la honte de leur bord, pour une fois. La plupart des accusatrices ne demandent qu’une prise de conscience.

Qu’on soit d’accord ou pas avec les moyens, il y aura un après. Ce qui risque fortement de changer est qu’on n’enseignera pas seulement aux enfants de demain à se défendre et à prévenir les agressions, mais aussi comment ne pas se retrouver sur une liste de dénonciations. C’est le plus important, et mon souhait le plus cher.