J’ai à peine mis le nez dehors depuis le vendredi 13 mars.

Les rares fois où je suis sortie avec mon chum pour aller faire des courses, nous marchions ensemble à bonne distance des gens. Comme dans la série La servante écarlate, où les servantes ne peuvent sortir que pour faire l’épicerie deux par deux, sans contact avec les autres.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

« Et si cette pause obligatoire nous permettait de réévaluer nos modes de vie malades ? Et si, quand nous aurons traversé ça, nous voulions bâtir des sociétés à la mesure de notre interdépendance et de notre vulnérabilité ? Et si… ? Et si… ? », écrit notre chroniqueuse.

Les images des dystopies, de la science-fiction et des films apocalyptiques nous reviennent en tête, n’est-ce pas ? On s’en est fait, des peurs, en attendant une vraie catastrophe. L’un des films les plus populaires sur Netflix en ce moment est Contagion, de Steven Soderbergh. Ce thriller de 2011 raconte justement la progression d’une épidémie mondiale à partir d’un virus qui prend sa source en Chine. Le succès n’avait pas vraiment été au rendez-vous, la mode était plus aux zombies.

Il faut dire que Soderbergh, qui avait réuni tout un groupe d’acteurs et d’actrices vedettes (Matt Damon, Gwyneth Paltrow, Jude Law, Marion Cotillard, Kate Winslet, Laurence Fishburne, etc.), avait appliqué la méthode de Hitchcock dans Psycho : les personnages incarnés par des vedettes n’échappent pas à la mort, alors que ça n’arrive presque jamais dans les films américains.

Dans la vraie vie, personne ne peut vraiment échapper au virus. Tom Hanks et sa femme, Rita Wilson, et dernièrement Idris Elba ont attrapé la COVID-19.

PHOTO FOURNIE PAR NETFLIX

Scène du film Contagion, de Steven Soderbergh, mettant notamment en vedette Matt Damon

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Ça fait seulement une semaine, on dirait une éternité, on n’a pas encore vu jusqu’où ça ira, mais on sait déjà qu’on parlera de cette période jusqu’à la fin de nos jours. Il y a un bris brutal du réel. En 24 heures, les blagues sur le papier de toilette nous ont vite lassés. Tout va trop vite, et tout ferme, dans le but d’arrêter de s’agiter et de rester à la maison. C’est paradoxal, alors qu’on est devenus des paquets de nerfs. 

Il n’y a rien d’inédit là-dedans dans l’histoire de l’humanité, qui a connu de nombreuses épidémies, mais c’est tout à fait inédit dans nos vies. On avait seulement oublié, puisque la mémoire est une faculté qui oublie.

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Sur Facebook a circulé un truc amusant, qui disait que, dans un an, les maisons d’édition crouleraient sous les manuscrits de « premiers romans d’autofiction sur le thème du confinement ». Et chacun d’imaginer des titres graves et comiques. 

Mais si on prend ça au sérieux, c’est probablement la dernière chose qu’on aura envie de lire quand nous pourrons aller jouer dehors. Peut-être même qu’on n’a pas envie de les lire maintenant, car en France, on commence déjà à être en beau fusil contre ces écrivains qui nous parlent de leur isolement dans leurs belles maisons avec vue sur la nature, loin de Paris. Un exemple ici.

Parce que les scribes sont déjà à l’œuvre, il s’agit de documenter la crise en direct. 

Nous avons des journaux et des poèmes quotidiens « du confinement ». Par exemple, celui de Wajdi Mouawad sur SoundClound. 

Mais je n’arrive pas à l’écouter pour l’instant. Trop intense. « Quel crime ai-je commis ? Quel roi ai-je égorgé ? À moins que, à l’image de mon époque, je ne sois rien d’autre qu’un de ces milliers de Ponce Pilate, autre personnage obnubilé par la propreté de ses 10 doigts, qui se demande bien en quoi cela peut le concerner. En ce cas, qu’est-ce qui, en me lavant les mains, risque aujourd’hui d’être mis à mort ? Quel Christ j’envoie à sa crucifixion ? »

Ce n’était que le jour 1 de son confinement, qu’est-ce que ce sera dans deux semaines ? Il devrait se garder un peu de tragédie en réserve, ça vient à peine de commencer. Je suis plus rassurée par l’esprit de Vickie Gendreau, l’auteure de Testament et de Drama Queens, morte à 24 ans d’une tumeur au cerveau, qui disait : « La vie est vulgaire et elle continue. »

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Moi aussi, je veux jouer. Ces carnets du sofa — parce que c’est de là qu’ils sont écrits — sont un clin d’œil aux Carnets du sous-sol de Dostoïevski, l’un des livres les plus marquants de ma vie, que j’ai relu l’été dernier. Son narrateur n’est pas sympathique du tout, il est plein de fiel, le confinement l’élève bien peu. 

Mais il dit des choses extraordinaires sur le besoin de l’humain de conserver son libre arbitre, en dépit de la science, de la vérité et des lois de la nature. Que même si « deux et deux font quatre », dit-il « même là, il ne se rendra pas à cette raison, il fera sciemment quelque chose contre, par pure ingratitude : en fait, rien que pour s’obstiner. Et, s’il n’a plus de moyens, il inventera la destruction et le chaos, il inventera toutes sortes de souffrances, et il la soutiendra, sa position ! » 

C’est peut-être ça, les files dans les Costco et les plages de Floride bourrées de gens en maillot.

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C’est un moment qui fait pour l’instant moins paniquer les casaniers, dont je suis. Mais comme je suis hypocondriaque, ça s’annule. Vingt ans de vie de couple avec un asocial m’ont un peu contaminée. Mon amoureux est un gars qui râle fort dès que le téléphone sonne ou que quelqu’un frappe à la porte. Même qu’il se cache des fois sans répondre, ça m’exaspère quand j’attends un colis. 

Chez lui, la distanciation sociale est une spécialité depuis longtemps — et d’ailleurs, il n’attrape jamais la grippe, même pas celle que je chope chaque année. Sa phrase de prédilection : « Mon party, je le fais chez nous, je suis un groupe à moi tout seul. » 

Ce confinement obligatoire sera un grand test pour bien des couples. Là-dessus, je ne m’inquiète pas : il est la seule personne au monde avec qui j’accepterais d’être confinée jusqu’à la fin des temps. Deux décennies d’expérience, ça paraît.

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L’écrou vient de rééditer le très beau recueil Mourir m’arrive, de Fernand Durepos. Parfait pour les amoureux qui ont toujours aimé s’enfermer.

Extrait : 

PAR HABITUDE EXTRÊME

DE CET ESPACE ENTRE NOUS

ce resserrement

toujours plus fort

faisant tout l’autour enfin se taire

tué sans souffrance inutile

tant insiste l’urgence

retrouvée à nos corps

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Depuis la COVID-19, j’ai l’impression que les gens sont redevenus beaucoup plus polis sur les réseaux sociaux. On fait le ménage des fake news bien plus rapidement, parce que l’info est un gros nerf de la guerre actuelle. Ce virus relègue dans l’ombre bien de grandes gueules toxiques dont l’inutilité se révèle. 

Mais c’est la rechute grave du FOMO (fear of missing out) pour bien des gens. L’internet est un service essentiel, qui devrait être offert à tous, c’est évident. Et puis, il y a toute cette migration culturelle vers le web, je suis étourdie par les propositions. 

Concerts, poésie, théâtre, opéras, les grands musées du monde en visites virtuelles… Toutes des affaires qu’on ne voyait plus beaucoup à la télé, tiens donc. Jeudi, j’avais hâte d’entendre la pièce Mademoiselle Julie, proposée en radio-théâtre dans les circonstances.

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PHOTO FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Scène du film Kuessipan, de Myriam Verreault

« Dans ma langue maternelle, le mot liberté au sens large n’existe pas », dit Mikuan (Sharon Ishpatao Fontaine) dans le film Kuessipan. « Il n’y avait pas de limites, il n’y en avait jamais eu. Il faut peut-être d’abord connaître la captivité pour se figurer ce que c’est, la liberté. »

Ce film de Myriam Verreault, d’après le roman de Naomi Fontaine, à cheval sur le documentaire et la poésie, est un pur bijou. Ça raconte l’histoire d’une jeune fille innue qui veut sortir du confinement de la réserve. Mais c’est là qu’est son cœur, malgré tout.

La belle carrière de Kuessipan, qui fait le plein de prix et de nominations partout, s’est perdue dans l’éclipse médiatique. Mais le film est maintenant sur toutes les plateformes, ne le manquez pas.

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SAISIE D’ÉCRAN DE YOUTUBE

Le philosophe Slavoj Žižek en entrevue à la télévision RT

J’ai vu une vidéo du philosophe bizarroïde Slavoj Žižek qui avouait caresser l’espoir fou que cette pandémie débouche sur une nouvelle sagesse collective. Selon lui, la situation est justement trop sérieuse pour perdre son temps à paniquer.

La chose la plus minuscule et ridicule, un virus qui ne fait qu’agir comme un virus, est en train de nous infliger une dure leçon d’humilité. Nous sommes beaucoup plus fragiles que nous le pensons. Ce monde changera irrémédiablement, et on ne sait pas encore comment. 

Je me surprends à avoir des bouffées d’espoir, moi aussi, entre deux crises d’angoisse. Les mesures radicales qui sont prises nous permettent déjà d’observer une incidence majeure sur la pollution. 

Et si nous étions en train de tester ce dont nous sommes capables, collectivement, face à la catastrophe climatique, qui sera aussi implacable que la COVID-19 ? Et si cette pause obligatoire nous permettait de réévaluer nos modes de vie malades ? Et si, quand nous aurons traversé ça, nous voulions bâtir des sociétés à la mesure de notre interdépendance et de notre vulnérabilité ? Où plus personne ne sera confiné à la marge ?

Et si… ? Et si… ? L’eau croupissante des canaux de Venise serait redevenue cristalline, dit-on, et on y voit nager les poissons.