À la surprise générale, Steven Guilbeault a été nommé ministre du Patrimoine canadien dans le nouveau gouvernement Trudeau. Le militant écologiste, spécialisé dans la lutte contre les changements climatiques, est allé à la rencontre d’intervenants du milieu culturel afin de mieux comprendre les enjeux qui les préoccupent. Notre chroniqueur Marc Cassivi l’a suivi lors de son passage à Montréal. Compte rendu d’une opération séduction, à la veille de la reprise des travaux parlementaires.

Un vendredi matin de la mi-janvier dans les nouveaux locaux de l’Office national du film, en plein cœur du Quartier des spectacles. Une dame toute menue, souriante, fait son entrée dans une salle à aire ouverte. La discrétion incarnée, douce et délicate. Une vieille sage. Les gens s’écartent spontanément sur son passage, tant sa présence impose le respect.

« Allez-vous nous donner plus d’argent ? », demande de but en blanc, sans plus de cérémonie, Alanis Obomsawin, 87 ans, au nouveau ministre du Patrimoine, Steven Guilbeault. La célèbre réalisatrice abénaquise est la dernière cinéaste « permanente » de l’ONF, où elle travaille depuis 1967. Des ministres, elle en a vu d’autres…

« Vous n’avez pas besoin de me convaincre, lui répond Steven Guilbeault, avenant. C’est à moi d’en convaincre d’autres ! » Le temps file, lui rappelle son équipe politique. Le ministre est sollicité de toutes parts. Le responsable du volet interactif veut lui présenter le projet Montréal +2 degrés, qui imagine l’état de la métropole en 2050. « Il est déjà parti ! », chuchote Alanis Obomsawin, en tournant les talons.

Je remarque un peu plus loin, observant la scène, un cinéaste membre du groupe ONF/Création, très critique à l’endroit du précédent ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez. Alors que d’autres demeurent sceptiques devant la nomination d’un écologiste à la tête du Ministère, ce cinéaste voit d’un bon œil ce changement de garde. « Il comprend la notion d’écosystème et l’importance du créateur dans l’écosystème », me confie-t-il en parlant de Steven Guilbeault.

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Steven Guilbeault en compagnie du directeur des communications de l'ONF, Jérôme Dufour

« On a envoyé une note à l’interne et les gens sont très heureux de vous rencontrer », déclare dès son arrivée le directeur des communications et du marketing de l’ONF, Jérôme Dufour, au nouveau ministre. Il se propose de lui offrir un condensé de cours « ONF 101 ». Steven Guilbeault sort un calepin et prend des notes, bon élève.

L’ONF a quitté en septembre (pour l’essentiel de ses activités) l’édifice du chemin de la Côte-de-Liesse pour les locaux ultramodernes du Quartier des spectacles. Plusieurs espaces sont toujours en construction, dont une salle de cinéma de 135 places, qui sera un jour accessible au public. Les travaux ont pris du retard, mais devraient être terminés en mars. « J’ai vécu ça avec la Maison du développement durable », remarque Steven Guilbeault, en parlant de l’édifice qui abrite Équiterre, l’organisme qu’il a dirigé jusqu’en 2018.

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Visite de la future salle de cinéma de l'ONF encore en construction

J’ai croisé pour la première fois Steven Guilbeault au début des années 90, alors que nous écrivions au Quartier libre, le journal des étudiants de l’Université de Montréal. Les locaux du journal jouxtaient ceux de GRIP-Québec, organisme écolo que Guilbeault dirigeait juste avant de cofonder Équiterre, en 1993. Il n’avait pas encore gravi la tour CN pour appeler le Canada à ratifier le protocole de Kyoto.

C’est dans le militantisme écologique que Guilbeault a mené toute sa carrière, notamment chez Greenpeace. Lorsqu’il s’est déclaré candidat libéral, beaucoup le voyaient logiquement devenir ministre de l’Environnement. « On m’avait dit de garder l’esprit ouvert, parce que le cabinet, c’est une arithmétique qui est complexe, me dit-il. Il y a des enjeux de représentation régionale, de compétences, de diversité, de parité. »

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Steven Guilbeault et le chroniqueur Marc Cassivi

Il a bien sûr été surpris par sa nomination au Patrimoine canadien, mais il n’est pas déçu, insiste-t-il. « Tu ne veux pas être la personne qui est capable de ne parler que d’une seule chose ! » En 2007 déjà, il avait été contacté par Stéphane Dion, alors chef du PLC (ainsi que par le NPD et le Bloc québécois), pour se porter candidat. Il n’a jamais écarté la possibilité d’une carrière politique. « Dans un monde idéal, j’aurais attendu que ma plus jeune soit plus vieille », dit ce père de quatre enfants de 10, 12, 16 et 21 ans (et beau-père de jumeaux de 9 ans), mais la perspective d’un retour des conservateurs me terrorisait. Pour les arts, pour l’environnement… »

Quelle place prennent les arts, justement, dans son quotidien ? Il est amateur de musique, surtout. Le ministre originaire de La Tuque achète des 33-tours, en français et en anglais (sa mère est d’origine irlandaise et il a fréquenté l’école anglaise). 

« Avec mon fils, on a déjà fait La Tuque-Montréal en écoutant seulement Les Trois Accords. »

— Steven Guilbeault

« J’ai eu une phase prog rock dont je ne suis jamais sorti ! », précise celui qui aura 50 ans au printemps. Le soir de notre rencontre, le batteur Neil Peart est mort et le ministre m’a écrit pour me dire que Rush était pour lui un groupe mythique. Il aime aussi la musique folklorique québécoise – celle de Mes Aïeux notamment – et les pièces néo-classiques d’Alexandra Stréliski, qu’il remercie à la fin de son plus récent livre (sur l’intelligence artificielle).

L’écolo n’est jamais loin

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Steven Guilbeault est un homme à l’écoute, ouvert au dialogue, mais il ne semble jamais plus attentif que lorsqu’on l’entretient d’initiatives culturelles qui ont un lien avec ses préoccupations écologiques.

« Des études ont démontré les bienfaits de la lumière naturelle sur les travailleurs », a fait remarquer, pendant notre visite de l’ONF, Steven Guilbeault à une employée qui vantait les splendeurs architecturales de l’édifice d’acier et de verre de l’îlot Balmoral. « Est-ce que vous récupérez la chaleur ? », lui a-t-il ensuite demandé, en passant devant la salle des ordinateurs (la réponse est « oui »). L’écolo n’est jamais loin.

Les organismes culturels connaissent évidemment les inclinations naturelles du nouveau ministre (qui a bâti son chalet de ses propres mains, avec des matériaux recyclés et l’aide de son frère ouvrier de la construction). Ils tentent, de toute évidence, de le « prendre par les sentiments ». À l’ONF, on lui présente dans un studio de montage Lynn Smith, une cinéaste d’animation qui réalise un film mettant en scène une grenouille préoccupée par les déversements de matières toxiques dans un lac…

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Lumineux, le nouvel édifice offre des vues directes sur la place des Festivals.

Steven Guilbeault est un homme à l’écoute, ouvert au dialogue. Mais il ne semble jamais plus attentif que lorsqu’on l’entretient d’initiatives culturelles qui ont un lien avec ses préoccupations écologiques. Il pose davantage de questions et prend plus de notes lorsque l’équipe du Quartier des spectacles évoque, parmi une série d’évènements écoresponsables, un projet de transition écologique en collaboration avec la Grande-Bretagne. On peut sortir le ministre du militantisme écolo, mais pas sortir le militantisme écolo du ministre.

Dans la lettre de mandat que lui a remise le premier ministre Trudeau à la mi-décembre, il est question « d’arts, de culture et d’environnement », rappelle-t-il. « Je ne pense pas, contrairement à ce que certains ont affirmé, que les électeurs de Laurier–Sainte-Marie sont scandalisés que je ne sois pas ministre de l’Environnement, dit-il. Il y en a quelques-uns, mais ce n’est pas ce que j’entends dans la rue. »

Les gens sont contents d’avoir un écolo au Patrimoine.

Steven Guilbeault

Il n’a pas non plus le sentiment d’avoir été « tabletté » au ministère du Patrimoine, ainsi que certains l’ont laissé entendre. Une image qui a inspiré une caricature du nouveau ministre (en miniature) au Bye bye. « J’ai écrit à Simon-Olivier [Fecteau] pour lui dire que j’avais beaucoup ri, même s’il s’était foutu de ma gueule ! C’est beaucoup les écolos québécois qui ont réagi comme ça. Il y a une perception qui s’est créée que je serais ministre de l’Environnement, malgré mes mises en garde. Je peux comprendre la déception. »

Chacun veut sa part

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Le ministre assiste à une présentation du directeur général du Quartier des spectacles, Pierre Fortin (à gauche).

Les locaux de la direction du Quartier des spectacles sont beaucoup plus modestes que ceux de l’ONF, une rue à l’est. Le directeur général de l’organisme, Pierre Fortin, nous y accueille avec une présentation PowerPoint des principaux faits d’armes du Quartier des spectacles, quadrilatère d’un kilomètre carré où se vendent 25 % des billets de spectacles au Québec.

Mais « tout n’est pas rose » (comme on l’indique d’ailleurs à l’écran). Le Quartier des spectacles, à la fois un levier économique pour des artistes et pour des entreprises culturelles, est victime de son succès. Il y a pénurie d’espaces vacants et certains des équipements sont désuets. « On était la saveur du mois au début et on a toujours beaucoup de soutien de la Ville, mais le parc est vieillissant », remarque Pierre Fortin, qui craint que Montréal ne « perde son leadership ».

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En compagnie d’un employé de l’ONF

À la fin de la présentation, sont affichés bien en vue les principaux bailleurs de fonds publics du Quartier des spectacles : Montréal, Québec… mais pas Ottawa. « Il manque un partenaire, là, non ? », demande Pierre Fortin, le sourire en coin (le soutien de Patrimoine Canada n’est pas récurrent, ceci expliquant cela). L’approche est différente de celle d’Alanis Obomsawin, mais le message est le même. Allez-vous nous donner plus d’argent ? « Assurons-nous de faire un suivi là-dessus », déclare le ministre Guilbeault, à l’intention des fonctionnaires qui l’accompagnent.

Ce sont les préliminaires d’une négociation à venir. Steven Guilbeault a beau être un nouveau venu dans le milieu culturel, il est rompu à cet exercice. Depuis 25 ans, il en a fait, des demandes de subvention et il en a épluché, des programmes. Il estime d’ailleurs que son expérience de militant écolo lui est très utile dans ses nouvelles fonctions. « C’est correct. On est aussi là pour ça », me répond-il, lorsque je remarque que tout le monde exigera désormais de lui sa part de la tarte. 

Il faut avoir de l’empathie et de l’écoute, et être capable d’être assez franc avec les gens. Je ne vais pas promettre mers et mondes ! Il faut trouver un équilibre.

Steven Guilbeault

Le nouveau ministre a rencontré quelque 200 intervenants culturels depuis deux mois, afin de se familiariser avec les enjeux qui les préoccupent. « C’est vraiment important pour moi, comme je ne viens pas du milieu, de rencontrer les gens. Je suis un amateur de culture, mais certainement pas un expert. C’est une chose de se faire briefer et de lire des rapports. C’en est une autre de comprendre la réalité spécifique du milieu culturel et artistique sur le terrain. »

Taxer les géants

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Dans les couloirs de l’ONF, au passage du nouveau ministre, les gens se pressent pour lui serrer la main.

Malgré son inexpérience, Steven Guilbeault semble au fait des dossiers. Pendant nos rencontres, il se tourne au besoin vers son entourage pour des points de détail, mais maîtrise manifestement les grands enjeux. Il reconnaît sans détour que la question de la taxation des géants du web (la fameuse « taxe Netflix ») a été un dossier « difficile » pour le gouvernement Trudeau. « J’arrive dans un contexte où l’on a pris des engagements beaucoup plus clairs, dit-il. J’anticipe une certaine résistance des géants du web, mais je ne pense pas qu’ils vont partir en guerre contre nous. »

S’il estime qu’il ne devrait pas être trop compliqué d’imposer la TPS aux GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) « dans le prochain budget Morneau, probablement », il en va autrement pour les surtaxes promises par les libéraux en campagne électorale.

C’est plus compliqué. Il y a un groupe de travail de l’OCDE là-dessus. Il y a beaucoup de craintes que si on les met en place, on entre dans une autre guerre commerciale avec les États-Unis. Il n’y a pas énormément d’appétit pour ça !

Steven Guilbeault

« S’il y a une approche plus concertée de différents pays, poursuit-il, je suis d’avis que ce sera plus difficile pour les États-Unis de partir en guerre contre tout le monde… »

Est-ce qu’un gouvernement libéral minoritaire sera en mesure de remplir les promesses faites en campagne électorale, notamment en ce qui concerne le financement de Téléfilm Canada et la diffusion de contenu canadien et québécois par l’entremise d’une réforme du CRTC ? « C’est sûr que c’est plus compliqué dans un gouvernement minoritaire de faire avancer des dossiers, notamment législatifs. On n’a pas les deux mains sur le volant. Mais on en a une et demie ! La réforme du CRTC, on s’est engagés à la faire dans la première année. C’est dans ma lettre de mandat. Je pense que c’est possible. »

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Steven Guilbeault estime qu’il ne devrait pas être trop compliqué d’imposer la TPS aux GAFA « dans le prochain budget Morneau. »

Dans les couloirs de l’ONF, au passage du nouveau ministre, les gens se pressent pour lui serrer la main. « Si vous proposez un projet, vous arriverez peut-être à faire un film ! », lui dit en souriant Don McWilliams, qui travaille depuis 51 ans à l’ONF où il a collaboré avec le légendaire Norman McLaren. Ici comme ailleurs, Steven Guilbeault se sent accueilli avec enthousiasme. Il a l’impression qu’on laisse sa chance au coureur.

« Je sens beaucoup d’indulgence, dit-il. C’est sûr qu’à un moment donné, on va s’attendre à ce que je livre. Et comme on est dans un gouvernement minoritaire, il va falloir que je fasse en quelques mois ce que normalement j’aurais fait en quelques années. On n’a probablement pas quatre ans devant nous… Il faudra que la période d’apprentissage se fasse rapidement. Il va falloir que je marche et que je mâche de la gomme en même temps ! »