L’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) et de modèles linguistiques comme ChatGPT fait peur à de plus en plus de travailleurs, qui ne savent pas si leurs diplômes peuvent les protéger. « J’espère juste me rendre à ma retraite », dit une travailleuse.

Quand on lui demande si elle croit que l’intelligence artificielle menace sa carrière, Michèle n’a aucune hésitation. « Oui, à 100 % », dit-elle.

Michèle (nom fictif) est traductrice-réviseure agréée dans le domaine financier depuis de nombreuses années. Elle travaille dans un grand bureau montréalais qui emploie plusieurs centaines de personnes, dont des traducteurs, des réviseurs et des conseillers linguistiques. Elle veut garder l’anonymat pour parler ouvertement sans nuire à son emploi ni à sa possibilité d’avancement.

« J’ai toujours cru que ma carrière n’était pas menacée par les outils technologiques comme l’IA. Mais depuis les trois dernières années, je ne suis plus si certaine. »

Cette conviction s’amenuise au rythme où la technologie – la traduction neuronale, dans son cas – progresse.

La traduction neuronale permet à un logiciel d’apprendre en analysant un corpus de textes. La machine évolue constamment et fait de moins en moins d’erreurs au fil des mois et des années.

« C’est ça qui me stresse. Depuis trois ans, la machine a vraiment beaucoup progressé. Elle a fait des pas de géant. Alors, ça va être quoi dans trois ans ? Dans cinq ans ? »

Pour Michèle, le métier de traducteur tel qu’il a longtemps été pratiqué n’existe déjà plus.

« Avant, nous devions écrire, nous devions remplir une page blanche, dit-elle. Aujourd’hui, le texte est déjà traduit par l’ordinateur, et on le révise… Certaines notions qu’on enseignait à l’université sur le métier de traducteur il y a 10 ans sont déjà périmées. J’espère juste qu’on aura besoin de mes compétences jusqu’en 2034, l’année où je compte prendre ma retraite. »

Donald Barabé, président de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ), ne craint pas de voir ce métier disparaître. « Dans le monde, la demande en traduction a doublé tous les 7 ans depuis 1995. C’est phénoménal ! L’IA est un outil qui nous aide avec des tâches répétitives. Mais le volume de textes à traduire est si élevé, et l’importance d’une supervision humaine est si cruciale, que je crois que la demande en traducteurs va perdurer pendant des décennies. »

Avenir incertain

La question de l’impact de l’IA sur l’emploi est au cœur de bien des débats actuellement.

Une récente étude de l’Université de Pennsylvanie a montré que les grands modèles linguistiques comme ChatGPT pouvaient affecter au moins 10 % des tâches menées par l’ensemble des travailleurs américains. Et pour 19 % des travailleurs, ce sont au moins 50 % des tâches qui pourraient être touchées.

Si l’ensemble des secteurs d’emploi sont affectés, les emplois avec des revenus élevés sont « potentiellement plus exposés aux capacités » de l’IA, écrivent les chercheurs, qui ne s’avancent pas à prédire si cette technologie causera des mises à pied.

L’IA a le potentiel d’aider les travailleurs à accomplir une partie de leur travail, mais l’impact sur la société est encore incertain, a expliqué Yoshua Bengio, professeur au département d’informatique de l’Université de Montréal, dans une conférence à l’évènement C2 Montréal à laquelle La Presse a assisté le mois dernier.

Si l’IA permet à un programmeur de programmer deux fois plus vite, est-ce qu’on va avoir besoin de deux fois moins de programmeurs ? Ou alors on va avoir besoin du même nombre de programmeurs, mais ils vont être deux fois plus productifs ? C’est difficile à dire.

Yoshua Bengio

L’auteur à succès Yuval Noah Harari, qui prenait la parole à la même conférence, a noté que le pouvoir de transformation de la société de l’IA est, selon lui, plus grand encore que ne l’a été la révolution industrielle au XIXsiècle.

« Il a fallu plusieurs générations pour bâtir la société industrielle. On a eu beaucoup de mauvaises expériences, comme l’Holocauste. Ça ne nous a pas détruits. Avec la révolution de l’IA, on ne peut se permettre de faire des expériences et des échecs, car on ne survivra pas aux échecs, ils peuvent nous détruire. »

À court terme, a-t-il dit, beaucoup des problèmes de l’humanité peuvent être accrus par l’IA. « On ne veut pas être alarmistes, mais la transition va être difficile. Hitler a pris le pouvoir avec 25 % de chômage pendant trois ans. »

PHOTO CHRISTINNE MUSCHI, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Yoshua Bengio et Yuval Noah Harari à C2 Montréal, en mai dernier

M. Harari a aussi évoqué la possibilité que certains pays soient des gagnants de l’IA et que d’autres en soient les perdants.

« Par exemple, si, grâce à l’IA, vous pouviez avoir une usine de textile entièrement autonome au Canada, ce serait une perte pour un pays comme le Guatemala, qui verrait son industrie du textile chuter. Donc, ce n’est pas exclu que l’IA puisse accentuer les inégalités sociales à l’échelle de la planète. »

L’industrie du doublage dans le doute

Joey Galimi, président de l’Association nationale des doubleurs professionnels, croit lui aussi que la vague de la révolution de l’intelligence artificielle risque de transformer son industrie au cours des prochaines années, et pas en mieux.

« Est-ce que ça deviendra possible de doubler des films en utilisant l’intelligence artificielle ? Je pense que oui. Ça s’en vient », dit-il.

Traduire des textes et générer des voix fait déjà partie de ce que l’IA sait faire. Des logiciels comme VoxBox, ElevenLabs ou Typecast peuvent générer des voix réalistes, et qui ne vont que s’améliorer au fil du temps.

Actuellement, un film ou une série télé tournés en anglais doivent être doublés par des équipes au Québec, en France, au Brésil, au Mexique, en Espagne, en Allemagne… Est-ce qu’on aura toujours besoin de tous ces travailleurs dans 10 ans ?

Joey Galimi, président de l’Association nationale des doubleurs professionnels

La révolution de l’intelligence artificielle ne se limitera pas au doublage, mais touchera à tous les aspects de l’industrie du cinéma et de la production télé, croit-il.

« Par exemple, si l’IA peut créer une scène, est-ce qu’on va encore avoir besoin de figurants ? Tom Cruise et Morgan Freeman, leur emploi n’est pas menacé. Mais tous les gens autour, ce n’est pas certain. »

Selon lui, la technologie sera au rendez-vous, mais la question sera de voir si légalement tout ça va pouvoir se faire. « Il faudra que les acteurs acceptent que leur voix serve de traduction. Ou que leur image soit utilisée par l’IA. D’après moi, s’il y a des barrières à tout ça, elles seront légales, elles seront dans des contrats. »