Le télétravail est entré dans nos vies avec la pandémie, pour une importante partie d’entre nous ; il y est resté, pour bien des gens. On commence maintenant à mieux mesurer ses implications – et peut-être même sur les finances personnelles. Réflexion, en trois temps.

La charge (plus ou moins) subtile

« Quand on travaille de la maison, on ne prend pas de recul. La tache sur le tapis, on la voit. Alors on va la nettoyer, entre deux. Mais si vous êtes au bureau, vous ne la verrez pas… », illustre la sociologue Francine Descarries, de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF).

Chacun a accommodé le travail de la maison à sa façon, selon ses règles.

Certains ont établi des limites très strictes entre le travail à partir du domicile et la vie personnelle et familiale qui s’y passent aussi, d’autres se reconnaîtront aisément dans l’exemple amené par Francine Descarries : il est si facile de mettre les muffins au four et de sortir les poubelles entre deux rencontres Teams.

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Selon Claire Estagnasié, doctorante en communications à l’UQAM, le télétravail amène un entrelacement de la vie professionnelle et personnelle qui peut créer de la confusion et un flou des frontières.

« Le télétravail est extraordinaire parce qu’il permet de nous accommoder, poursuit Francine Descarries, professeure émérite à l’UQAM. Mais je crois qu’on s’en tire finalement avec plus de travail que moins. »

Selon elle, cette charge supplémentaire peut être subtile, mais toutes ces petites choses s’accumulent. À la fin de la semaine, elles seront considérables. Et peut-être plus pour les femmes.

La sociologue note que, dans ce cas-ci également, il y a disparité : les femmes sont plus susceptibles de choisir de travailler de la maison que les hommes, ce que confirment des données statistiques. Il faut évaluer la portée sur les revenus, s’il y en a, ainsi que dans la charge familiale. Idem pour les semaines de quatre jours, souligne Francine Descarries.

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Francine Descarries, sociologue

À mon sens, ça n’est pas une avancée parce que ça permet de régler les problèmes familiaux et de libérer l’ensemble de la famille pour la fin de semaine. Ça vient renforcer le rôle des femmes d’être responsables du domestique.

Francine Descarries, sociologue

Une étude récente de la Chambre de la sécurité financière s’intéresse à l’épargne des femmes, mais rappelle également l’iniquité qui persiste entre le partage des tâches domestiques et éducatives.

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Le télétravail crée une situation de « métatravail », indique pour sa part Claire Estagnasié, qui fait son doctorat en communications à l’UQAM sur « le travail à distance depuis partout ».

D’abord il y a « l’entrelacement de la vie professionnelle et personnelle », précise la chercheuse. « Et ça peut créer de la confusion et un flou des frontières. »

Elle précise : de nombreuses personnes voient cette possibilité de faire des tâches qui n’ont rien à voir avec le boulot durant les heures de travail, entre deux mandats, comme un net avantage.

Mais cela provoque aussi une métaorganisation, où les planifications des choses à faire pour le travail et de celles de la vie personnelle s’entremêlent.

L’organisation de l’entrelacement des sphères, c’est un travail supplémentaire.

Claire Estagnasié, doctorante en communications

Tout ce maelström provoqué par la pandémie et la révision de la façon dont on travaille a eu un bienfait insoupçonné : « On a découvert ce qu’était la charge mentale ! », lance Lise Courteau, présidente de l’AFEAS, l’Action féministe d’éducation et d’action sociale, dont l’un des chevaux de bataille depuis très longtemps est le travail invisible.

Selon Lise Courteau, le télétravail peut contribuer à un déséquilibre, en ce sens que la personne qui reste à la maison peut en faire plus. Dans ce cas, dit-elle, il faut être lucide et le reconnaître.

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Si on s’intéresse au télétravail depuis longtemps, on commence à peine à analyser le phénomène qui a pris de l’ampleur à la suite de la pandémie.

Plus de femmes que d’hommes

L’ajout de tâches ménagères ne réduit pas la productivité ou l’efficacité dans l’emploi : elles sont faites en surplus, note Diane-Gabrielle Tremblay, professeure au département économie et gestion à la TELUQ qui s’intéresse aux questions de sociologie du travail.

Concrètement, elles remplaceront le temps passé à discuter avec un collègue ou celui où l’on sort faire une marche entre deux dossiers. Dans une étude cosignée par la professeure Diane-Gabrielle Tremblay, en 2006, on note qu’un travailleur sur dix invoque la hausse de productivité comme avantage premier pour faire du télétravail.

Si on s’intéresse au télétravail depuis longtemps, on commence à peine à analyser le phénomène qui a pris de l’ampleur à la suite de la pandémie. Selon l’Institut de la statistique du Québec, en 2022, 40 % des travailleuses faisaient du télétravail contre 34 % des hommes.

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Diane-Gabrielle Tremblay, professeure au département économie et gestion à la TELUQ

Des enquêtes qualitatives tendent aussi à appuyer cette tendance, précise Diane-Gabrielle Tremblay, dont les travaux permettent de préciser d’autres différences de comportements au travail. Par exemple, dans le cas d’un couple hétérosexuel où les deux conjoints travaillent de la maison, l’homme va généralement prendre le bureau fermé.

« Il sera plus tranquille, plus dégagé des autres activités, alors que la femme s’installera davantage dans un endroit moins approprié, précise Diane-Gabrielle Tremblay. C’est rare, les maisons qui ont deux bureaux. »

Déjà en 2000, dans une étude britannique sur le travail de la maison, deux chercheurs (alors de l’Université de Leicester) avaient conclu que les femmes peinent davantage à séparer la vie professionnelle et familiale lorsqu’elles travaillent de la maison.

Claire Estagnasié fait des observations in situ dans le cadre de ses recherches et ce qu’elle voit confirme cette donnée : « Dans un couple hétérosexuel, avec des enfants, quand les deux parents font du télétravail, peut-être que l’homme va avoir un bureau et va vraiment faire du télétravail toute la journée, dit la chercheuse. Et c’est la femme qui va faire la brassée de lavage. »

Beaucoup de pères disent que le télétravail leur permet de passer plus de temps avec les enfants, précise Claire Estagnasié. Alors que les tâches ménagères ne s’inscrivent généralement pas dans leurs journées de travail à la maison, selon les observations de la doctorante.

« La relation genrée souvent ne vient pas, car ce sont des rôles internalisés », affirme celle qui l’a noté même dans les plus jeunes couples, bien qu’un peu moins fréquemment.

Dans le cas où l’une des deux personnes faisant partie d’un couple travaille de la maison, le sujet doit être matière à une franche discussion.

Ça doit absolument être discuté, car ça change complètement l’architecture du quotidien.

Claire Estagnasié, doctorante en communications

Un aménagement professionnel, quel qu’il soit, mérite une discussion s’il est fait à l’intérieur d’un couple, croit Lise Courteau. Peu importe qui reste à maison ou qu’il y ait une femme, deux ou pas du tout dans le couple. Mme Courteau croit que les couples devraient le faire lors de la prise du congé parental qui a indéniablement un impact sur la carrière.

« En congé parental, il y a aussi des promotions qui passent », dit la présidente de l’AFEAS, qui conseille de ne pas prendre ces décisions à la légère et d’en mesurer l’impact, surtout à long terme.

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Dans le cas où l’une des deux personnes faisant partie d’un couple travaille de la maison, le sujet doit être matière à une franche discussion.

Le télétravail, l’ambition, les promotions…

Dans l’une des études auxquelles a participé Diane-Gabrielle Tremblay, faite avant la pandémie, on a noté que les employés plus ambitieux, hommes et femmes, se présentaient davantage au bureau.

« Ils étaient moins intéressés par le télétravail », dit-elle. Surtout pour les travailleurs de 25 à 45 ans, alors que les employés plus vieux qui n’ont pas d’attente de promotion n’éprouvaient pas autant ce besoin d’être dans l’action, au bureau, explique la chercheuse.

La tendance est encore plus vraie dans des domaines où la présence au bureau fait qu’on obtient de meilleurs dossiers. La présence au bureau favorise aussi le transfert de connaissances, qu’il se fasse d’une manière formelle ou non, dit Diane-Gabrielle Tremblay.

Des réseaux de pouvoir et d’échanges se développent davantage sur place, alors que si vous êtes à la maison, vous être moins visible dans votre entreprise que vos collègues qui croisent les patrons et patronnes.

Est-ce que les absents risquent d’être moins dans ces réseaux et de laisser filer des promotions, surtout dans certains milieux où les critères pour obtenir un poste sont plus subjectifs ?

« Évidemment, on n’a pas le recul pour voir l’effet sur la carrière », précise Diane-Gabrielle Tremblay.

Elle aussi estime que le télétravail peut être un déclencheur pour amorcer une discussion, mais que cela doit être le cas également pour les congés parentaux ou d’autres aménagements.

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  • 20 %
    Un Canadien sur cinq fait du télétravail.
    Source : Statistique Canada, novembre 2023