Dans L’argent et le bonheur, notre journaliste Nicolas Bérubé offre chaque dimanche ses réflexions sur l’enrichissement. Ses textes sont envoyés en infolettre le lendemain.

Il y a quatre ou cinq ans, un ami m’est arrivé avec une nouvelle excitante.

« Je connais quelqu’un de super brillant, super cartésien, a-t-il annoncé, qui est en train de programmer un algorithme pour faire de l’argent dans les marchés. Il pense être capable de générer des rendements de 10 % par mois avec ça. » Mon ami était prêt à lui confier une partie de ses placements.

« Oublie ça, ça ne fonctionnera pas », avais-je répondu.

Cet algorithme n’a jamais vu le jour.

Pourquoi une telle réponse de ma part ? À l’époque, je venais de finir la lecture de The Man Who Solved the Market, le livre sur la vie de Jim Simons, financier milliardaire américain et mathématicien surdoué qui vient de mourir le 10 mai à l’âge de 86 ans.

Et j’avais réalisé que la quasi-totalité des gens qui programment des algorithmes supposément miraculeux est incapable de battre le marché. Même après y avoir investi des millions de dollars. Même après des années de travail par des équipes composées de doctorants.

Jim Simons, lui, a réussi. De façon spectaculaire. Pendant des décennies. Et c’est un exploit si rare que quelqu’un lui a consacré un livre !

Le fonds spéculatif (hedge fund en anglais) Medallion, que l’équipe de son entreprise, Renaissance Technologies, a créé après des années d’erreurs coûteuses et de travail acharné, a généré un rendement de 37 % par année, net de frais, depuis 1988. C’est du jamais vu. Même Warren Buffett a généré des rendements moyens qui tournent autour de 20 %, et ça lui vaut d’être intronisé au temple des meilleurs investisseurs de tous les temps.

Pour donner une idée du rendement, 1000 $ investis en 1988 avec un rendement de 37 % par année vaudraient la coquette somme de 84 millions aujourd’hui. Absolument dément.

Le hic, c’est que ce calcul est théorique. Le fonds Medallion n’accepte pas d’argent de nouveaux investisseurs depuis 1994, et les investisseurs actuels sont des employés de la firme.

Et le fonds est volontairement limité à 10 milliards de dollars sous gestion. C’est-à-dire que les profits sont remis aux investisseurs chaque année. Donc c’est impossible pour un dollar d’être absolument pilonné par le phénomène des intérêts composés à 37 % par année pendant des décennies.

Diplômé du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et de l’Université Berkeley, Jim Simons, le « Warren Buffett des algorithmes », était un personnage énigmatique. Il fumait deux paquets de cigarettes par jour, ne portait jamais de chaussettes (trop long à enfiler, avait-il déjà dit), et donnait des milliards pour l’éducation en sciences et des candidats du Parti démocrate.

Depuis plus de 40 ans, des gens tentent de découvrir le secret du fonds Medallion. On sait que le fonds utilise beaucoup de dettes pour avoir un immense effet de levier, et que son algorithme fait des placements à très court terme en fonction des mouvements des marchés. Mais c’est tout.

« Simons et son équipe comptent parmi les courtiers les plus discrets que Wall Street ait jamais connus, écrit l’auteur Gregory Zuckerman dans The Man Who Solved the Market. Ils répugnent à donner ne serait-ce qu’un indice sur la manière dont ils ont conquis les marchés, de peur qu’un concurrent ne s’empare de la moindre information. Pour expliquer son attitude, Simons cite souvent Benjamin, l’âne du roman La ferme des animaux, de George Orwell : “Dieu m’a donné une queue pour éloigner les mouches. Mais j’aurais préféré ne pas avoir de queue, et ne pas avoir de mouches” ».

Jim Simons a aussi connu l’échec. En 2005, Renaissance Technologies a lancé le fonds Renaissance Institutional Equities Fund (RIEF). Ouvert à un plus grand nombre de clients, ce fonds spéculatif avait comme objectif de battre les rendements du marché, mais de façon plus modeste.

Le fonds a connu quelques bonnes années, mais a perdu 19 % en 2020, alors que le S&P 500 a connu une hausse de 18 % cette année-là.

La somme de 1000 $ investie dans le fonds en 2005 valait 3690 $ au bout de 15 ans, contre 4010 $ si elle avait tout simplement été investie dans le S&P 500, une contreperformance qui vient en partie des frais élevés du fonds. Le fonds vit depuis quelques années un exode de ses investisseurs, selon ce qu’a rapporté Bloomberg.

Qu’est-ce que la carrière unique de Jim Simons peut nous apprendre sur nos placements ?

Je retiens que, si merveilleux qu’il soit, le fonds Medallion est l’exception qui confirme la règle. Sa performance est hallucinante. Mais, globalement, les fonds spéculatifs ne réussissent pas à battre le rendement du marché.

Les gestionnaires des fonds spéculatifs peuvent investir dans les actions, les sociétés privées, l’or, l’immobilier, le pétrole... N’importe quoi, tant que ça fait de l’argent. Ces fonds sont des produits exclusifs, offerts aux clients fortunés et aux institutions qui ont des sommes importantes à investir. L’industrie laisse entendre qu’ils produisent des rendements inaccessibles au commun des mortels.

Or, une analyse de l’American Enterprise Institute a montré que, de 2011 à 2020, les centaines de fonds spéculatifs suivis par le Barclay Hedge Fund Index ont produit des rendements annualisés de 5 % par année en moyenne, contre 14,4 % pour le S&P 500. Une étude de Credit Suisse réalisée sur les rendements de 1994 à 2017 a montré que les fonds spéculatifs ont eu un moins bon rendement en moyenne qu’un simple portefeuille indiciel diversifié composé à 60 % d’actions et 40 % d’obligations.

Consultez l’analyse de l’American Enterprise Institute (en anglais) Consultez l’étude de Credit Suisse (en anglais)

Aussi, je retiens qu’il faut faire attention aux frais prélevés sur nos placements, comme ceux du fonds RIEF de Renaissance Technologies, puisqu’ils font diminuer les rendements.

Le marché boursier américain a connu une croissance de 11,3 % par année en moyenne depuis 50 ans. Le marché canadien, lui, a eu un rendement de 9,2 % en moyenne durant cette période.

Très peu d’investisseurs ont obtenu ce genre de rendements, même dans les rares cas où ils investiraient 100 % en actions. Pourquoi ?

C’est que la majorité des Canadiens investissent avec leur banque ou leur institution financière. Celles-ci leur proposent pratiquement toujours d’investir dans des fonds communs de placement gérés activement.

Certains fonds communs ont une excellente fiche de route. Mais ils sont minoritaires. Comme les fonds spéculatifs, la majorité des fonds communs finissent tôt ou tard par sous-performer leur indice de référence, entre autres parce qu’ils ont généralement des frais de gestion annuels de 1 à 2 % qui nuisent au rendement.

La firme S&P Dow Jones Indices a examiné le rendement de 2 132 fonds communs d’actions et d’obligations aux États-Unis de 2017 à 2022. Certains fonds étaient dynamiques. D’autres étaient « conservateurs ». Combien d’entre eux ont battu de façon constante leur indice de référence ?

Zéro.

Lisez l’article du New York Times (en anglais)

Ce n’était pas une anomalie. Au cours des 20 dernières années, pas moins de 97 % des fonds communs ont sous-performé leur indice de référence, toujours selon la firme S&P Dow Jones.

Lisez l’étude de S&P Dow Jones (en anglais)

C’est l’une des raisons qui m’ont poussé à n’avoir que des fonds négociés en Bourse (FNB) indiciels à frais de gestion modiques dans mon portefeuille. Mes fonds me coûtent moins de 0,25 % par année en frais.

Les banques et les institutions financières canadiennes sont libres d’offrir des fonds indiciels à frais de gestion modiques à leurs clients. Mais elles le font rarement.

Ces fonds sont souvent peu rémunérateurs pour les institutions qui les proposent. Ils ne font pas partie des programmes d’objectifs de vente des employés. Dans plusieurs cas qui m’ont été rapportés, ceux-ci les qualifient de « risqués », sans préciser qu’on peut facilement personnaliser le profil de risque d’un portefeuille indiciel en fonction des besoins précis de chaque investisseur.

Par exemple, un portefeuille composé à 60 % de fonds indiciels d’actions canadiennes, américaines et internationales, et à 40 % de fonds d’obligations, n’a rien de casse-cou. Mais cette information ne s’est pas encore frayé un chemin jusque dans les discussions que les conseillers ont avec leurs clients.

Je ne surpasserai jamais les rendements de Jim Simons. Mais savoir que mes placements battent la quasi-totalité des fonds offerts par les banques ? Je suis capable de vivre avec ça.