La Distillerie du St. Laurent accuse le monopole d’État d’être le fossoyeur d’entreprises locales en faisant une piètre gestion de l’offre.

En permettant à tous les spiritueux québécois d’avoir la même visibilité, la SAQ étouffe des entreprises innovantes d’ici, disent Joël Pelletier et Jean-François Cloutier, propriétaires de la Distillerie du St. Laurent.

Le mois dernier, cette entreprise du Bas-du-Fleuve s’est placée à l’abri de ses créanciers.

Les distillateurs signent une lettre1 où ils accusent la SAQ, par sa mauvaise gestion de l’offre, de couper l’herbe sous le pied d’entreprises qui, dans d’autres conditions, seraient profitables.

Au cœur de leurs reproches se trouve le fait que la SAQ offre tous les produits des distilleries d’ici. Comme il y en a de plus en plus, cela réduit l’espace pour chacun. Si une distillerie veut retrouver de la place, elle peut toutefois créer une nouvelle boisson. Ce que plusieurs font, simplement pour récupérer des ventes.

« Quand une distillerie voit que la distribution baisse, malgré le fait que les produits sont demandés, quels sont les choix qui lui restent pour survivre ? », ajoute en entrevue Joël Pelletier, qui est aussi président de l’Union québécoise des microdistilleries.

Selon M. Pelletier, des producteurs qui voient leurs collègues lancer cinq nouveaux produits décident de faire de même, simplement pour récupérer de l’espace tablette à la SAQ.

Nicolas Duvernois, qui est derrière les populaires boissons Pur Vodka et Romeo’s Gin, estime que le problème des spiritueux québécois est nettement plus large que la gestion de l’offre de la SAQ.

« Le premier problème, c’est le marché, dit-il. Au début des années 2010, il y avait trois ou quatre microdistilleries au Québec. Aujourd’hui, il y en a plus de 70 qui produisent plus de 650 produits. »

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Nicolas Duvernois, grand patron de Duvernois Esprits créatifs, l’entreprise derrière Romeo’s Gin et Pur Vodka

Or, dit-il, les Québécois ne consomment pas beaucoup de spiritueux. « On a une immense offre pour un très petit marché. Aux États-Unis, 52 % des ventes sont des spiritueux. Nous, c’est 5 %. Juste le vin rosé, c’est presque 7 %. »

Les distillateurs qui se lancent maintenant sont condamnés à innover, dit Nicolas Duvernois. Ceux qui veulent suivre les tendances arrivent trop tard. Nonobstant la qualité du produit.

Il y a actuellement autour de 200 gins québécois dans le répertoire de la SAQ. Les observateurs du milieu s’entendent sur un point : c’est trop.

Trop d’offres

La SAQ est pleinement consciente de cette situation.

« Il y a cinq ans, le gin avait le vent dans les voiles avec des croissances de 20 % à 25 % sur cinq années consécutives », précise Simon Bourbeau, directeur de catégorie pour les produits du Québec à la SAQ.

Selon lui, la maturité a été atteinte, mais l’offre de gin et des distilleries s’est poursuivie.

« On se retrouve aujourd’hui avec un marché très compétitif dans les spiritueux du Québec », dit Simon Bourbeau, qui rappelle au passage que c’est l’industrie elle-même qui avait demandé un assouplissement des règles de commercialisation.

Ce que Joël Pelletier ne nie pas. « Maintenant, ça n’était pas une demande de l’industrie de dire à la SAQ d’enlever toute restriction ou d’enlever tout appel d’offres pour faire un open bar. »

PHOTO FOURNIE PAR LA DISTILLERIE DU ST. LAURENT

Joël Pelletier et Jean-François Cloutier, copropriétaires de la Distillerie du St. Laurent

Le Gin St. Laurent, qui était autrefois distribué dans plus de 300 succursales de la SAQ, ne l’est plus que dans une centaine aujourd’hui, malgré sa popularité, car il laisse sa place à ses concurrents. « Au Québec, nous vivons ou mourons avec la SAQ », dit Joël Pelletier.

Devant cette crise des spiritueux québécois, la SAQ montre une ouverture à revoir sa façon de faire et étudie déjà le marché pour trouver des solutions durables.

« On a toujours été super collaborateurs avec l’industrie, on l’a soutenue depuis le début, maintient Simon Bourbeau. Les spiritueux sont une industrie qui évolue tellement vite. Les tendances sont dynamiques. On ne va pas laisser tomber l’industrie aujourd’hui. On va avancer avec eux. »

Or, pour la Distillerie du St. Laurent, et d’autres, il est minuit moins une.

Depuis deux ans, je signifie à la SAQ qu’on s’en va vers un précipice. Imaginez le troupeau de bisons qui se dirige vers le précipice. Ça, c’est nous. La SAQ nous dit qu’elle le voit, mais que politiquement, elle ne veut pas être le bourreau des distilleries québécoises. Autrement dit, elle ne veut pas enlever des produits, même s’ils ne sont pas performants.

Joël Pelletier, président de l’Union québécoise des microdistilleries

Des lois contraignantes

La Distillerie du St. Laurent ne sera pas la seule à se retrouver en situation d’insolvabilité, de l’aveu même de ses propriétaires.

En 2022, les deux tiers des petites distilleries du Québec étaient déficitaires, selon l’Union québécoise des microdistilleries.

Plusieurs entreprises qui ont investi dans leurs infrastructures et qui misent sur la vente directe et l’agrotourisme sont déjà en difficulté financière, estime Joël Pelletier.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Contrairement aux vignerons québécois, les distillateurs d’ici ne peuvent pas distribuer leurs produits ailleurs qu’à la SAQ. Et à la distillerie, ils doivent les vendre au même prix qu’à la SAQ.

Au Québec, la loi oblige le fabricant qui vend sa bouteille à la distillerie – ce qui est permis depuis 2018 – à l’offrir au même prix qu’à la SAQ.

Par exemple, si le fabricant vend sa bouteille 10 $ à la SAQ et qu’elle est détaillée 40 $ dans les succursales, il devra aussi vendre la bouteille 40 $ dans sa salle de dégustation, explique Joël Pelletier.

Le producteur a un rabais (autour de 2 $) sur cette bouteille vendue sur place, ce qui ne couvre même pas les coûts d’exploitation ou de frais de carte de crédit, dit-il.

C’est ce qui fait que peu de distillateurs décident de vendre sur place, contrairement aux vignerons québécois, qui peuvent aussi vendre en épicerie et dans les commerces spécialisés, ce qui est impossible pour les distillateurs.

Selon Joël Pelletier, si c’était plus rentable, de petits distillateurs choisiraient assurément cette avenue, ce qui désengorgerait le réseau de la SAQ.

Son collègue Nicolas Duvernois approuve cette demande. Il croit, en fait, que le distillateur qui vend chez lui ne devrait facturer que les taxes de vente sur sa boisson. Il rappelle toutefois aussi que tout bon entrepreneur doit faire une analyse de marché sérieuse avant de lancer un produit.

Une distillerie qui décide d’aller de l’avant avec un nouveau gin au Québec doit savoir que le marché est déjà saturé, dit-il, et que, qu’on l’aime ou pas, la SAQ est un partenaire d’affaires obligé.

« J’espère que tous les microdistillateurs qui se sont lancés ces dernières années ont fait leurs devoirs. Et si tu fais tes devoirs, tu vois qu’il y a un monopole d’État qui contrôle la vente et la distribution, qu’il y a un espace très limité en tablette, que ça prend des investissements majeurs pour les installations et un coût de revient minime. Il faut absolument que tu fasses du volume. »

Quatre pistes de solution proposées par Nicolas Duvernois

Aide de Québec

Québec devrait permettre aux distillateurs de livrer leurs produits aux restaurants d’ici, comme les vignerons peuvent le faire.

Sociétés d’État

Les sociétés d’État, comme le Casino de Montréal (Loto-Québec), devraient privilégier les alcools d’ici. Même le restaurant du parlement.

Vente en ligne

Les distillateurs devraient pouvoir vendre directement à leurs clients en ligne.

Exportation

Québec devrait offrir des aides pour développer les marchés étrangers – le porc du Québec a été bien accompagné pour partir vers des marchés d’exportation, les spiritueux devraient avoir les mêmes possibilités.

1. Lisez la lettre des propriétaires de la Distillerie du St. Laurent
En savoir plus
  • 350 %
    Chaque bouteille de microdistillerie vendue à la SAQ subit une augmentation en taxes et en majoration de plus de 350 %, ce qui laisse aux distillateurs moins de 30 % du prix de vente final pour couvrir les frais de production et dégager une marge bénéficiaire.
    Source : Union québécoise des microdistilleries