(Bakou, Azerbaïdjan) Pendant des siècles, le commerce avec l’Europe a été le pilier de l’économie russe.

La guerre en Ukraine a tout changé, et les sanctions occidentales excluent de plus en plus la Russie des marchés européens. En réaction, Moscou a renforcé ses liens avec des pays plus disposés à commercer avec elle : à l’est, la Chine et, par le truchement d’une route méridionale, l’Inde et les pays du golfe Persique.

La route du Sud

La Russie se concentre désormais sur cette route du Sud, où elle construit les infrastructures nécessaires à son projet de se détourner de l’Occident pour de bon. Il y a des embûches : financement, doutes quant à la fiabilité des nouveaux partenaires ou menaces de sanctions occidentales visant les pays qui commercent avec la Russie.

PHOTO SERGUEÏ PONOMAREV, THE NEW YORK TIMES

La Russie mise gros sur la route du Sud, qui lui permettrait de se détourner de l’Occident pour de bon. Ci-dessus, un segment en construction près de Bakou, en Azerbaïdjan, en juin 2023.

L’une des clés du plan Sud de la Russie est un chemin de fer de 160 km dont la construction, au coût de 1,7 milliard, doit commencer cette année. Ce tronçon relierait la Russie au réseau menant aux ports iraniens du golfe Persique, donnant accès à des destinations comme Bombay, capitale commerciale de l’Inde. La Russie a accepté de prêter 1,4 milliard à l’Iran pour la réalisation de ce lien.

« Comme les routes commerciales traditionnelles de la Russie sont entravées, elle a dû regarder ailleurs », explique Rauf Agamirzayev, expert en transport et en logistique établi à Bakou, en Azerbaïdjan.

La Russie a trouvé de nombreux moyens de contourner les sanctions occidentales, important de la machinerie de l’Inde, des armes de l’Iran et de nombreux biens de consommation – souvent par le truchement des pays du Golfe et de la Turquie – jugés essentiels par le Kremlin pour montrer aux Russes qu’il peut maintenir le niveau de vie malgré la guerre.

Champagne et truffes italiennes à Moscou

Malgré les interdictions européennes, on trouve en Russie une multitude d’articles soumis à des restrictions ou difficiles à obtenir. Un restaurant moscovite propose des huîtres de France, acheminées par avion en passant par un pays tiers. Une chaîne de magasins haut de gamme russe offre des truffes d’Italie et du champagne, interdits d’exportation vers la Russie par l’Union européenne.

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Des wagons chargés de traverses de chemin de fer sur une ligne en construction qui traversera le segment azerbaïdjanais de la route du Sud, près de Bakou, en Azerbaïdjan, en juin 2023.

L’État russe considère le tronçon sud vers l’Iran – et un autre lien ferroviaire vers la Turquie – comme essentiels pour sécuriser et accélérer ses importations. C’est aussi une voie stratégique d’exportation de ses ressources naturelles, cruciales pour l’économie.

Selon le président Vladimir Poutine, le tronçon sud réduira à seulement 10 jours le temps de transit entre Saint-Pétersbourg et Bombay, contre 30 à 45 jours actuellement. Les autorités russes évoquent une « percée révolutionnaire » qui concurrencera le canal de Suez.

Il allègera aussi les routes commerciales avec la Chine – principal partenaire commercial de la Russie –, qui approchent de la saturation. Depuis 2021, avant l’invasion de l’Ukraine en février 2022, le commerce entre ces deux pays a grimpé de 63 %, pour dépasser 240 milliards de dollars en 2023, selon les chiffres chinois. Les échanges Russie-Inde sont aussi en plein essor, atteignant 65 milliards, quatre fois plus qu’en 2021.

En 2023, les échanges commerciaux de la Russie avec ces deux pays ont dépassé ses échanges avec l’Union européenne avant la guerre (282 milliards US en 2021).

7000 km à l’abri des sanctions

Le nouveau chemin de fer reliera deux villes iraniennes, Astara et Rasht, puis s’étendra vers le nord jusqu’au réseau de l’Azerbaïdjan, qui sera lui aussi prolongé vers le nord et le réseau russe. Une fois terminé – l’inauguration est prévue en 2028 –, ce « Corridor de transport nord-sud » s’étendra sans interruption sur 7000 km, à l’abri des sanctions occidentales.

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Déchargement d’un cargo au port de Bakou, sur la mer Caspienne, en Azerbaïdjan. La Russie travaille à un corridor nord-sud qui lui permettrait d’éviter les sanctions occidentales.

Depuis les ports iraniens du golfe Persique, les négociants russes pourront accéder à l’Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis, à l’Inde, au Pakistan et au-delà.

Selon la Lloyds List, courtier en données sur le commerce maritime, une route d’importation traversant le Caucase et l’Asie centrale et traversant la mer Caspienne jusqu’à l’Iran a déjà gagné en importance pour la Russie depuis quelques mois. Elle s’en sert aussi dans l’autre sens, pour exporter pétrole, charbon cokéfiable et engrais.

Selon Gagik Aghajanyan, PDG d’Apaven, la plus grande société de transport d’Arménie, ses camions chargent souvent des biens de consommation livrés en Arménie par rail depuis les ports de Géorgie, sur la mer Noire, et les livrent ensuite par voie routière en Russie.

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Des marchandises sont déchargées dans un terminal de fret d’Apaven, une société de transport qui achemine souvent des marchandises vers la Russie.

D’autres marchandises plus sensibles, comme celles qui sont interdites par les pays occidentaux, peuvent être acheminées par l’Iran, qui partage une frontière avec l’Arménie. Depuis les ports iraniens, les marchandises sont ensuite embarquées vers la Russie en passant par la mer Caspienne.

Les Géorgiens disent : “Ce sont des marchandises sanctionnées ; on ne vous laisse pas passer vers la Russie.” Les Iraniens, eux, disent : “Nous, on s’en fout.”

Gagik Aghajanyan, PDG d’Apaven, qui achemine souvent des marchandises vers la Russie

Selon le vice-premier ministre russe, Andrei Belousov, les échanges commerciaux sur cette route ont augmenté de 38 % en 2023 par rapport à 2021 et pourraient tripler d’ici 2030.

Outre le tronçon sud vers l’Iran, la Russie veut aussi restaurer une ancienne voie ferrée de l’époque soviétique qui reliait Moscou à l’Iran et à la Turquie en passant par l’Arménie et l’enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan. Cette voie ferrée a été abandonnée en 1991 quand la guerre a éclaté entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

La Russie espère y restaurer le service d’ici quelques années, mais la géopolitique de cette région entrave le projet.

La société ferroviaire azerbaïdjanaise achèvera bientôt son tronçon de voies vers l’Arménie, sur le territoire qu’elle occupait avant la seconde guerre avec l’Arménie en 2020. De là, la voie ferrée peut se prolonger soit par l’Arménie, soit par l’Iran, si l’Arménie décide de rester à l’écart du projet.

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Vue aérienne d’un terminal douanier rempli de voitures importées, dont beaucoup sont probablement destinées à être réexportées vers la Russie, à Gyumri, en Arménie, un pays qui a des frontières avec la Turquie et l’Iran.

« La Russie peut se doter d’une voie ferrée vers le golfe Persique et la Turquie », affirme Nikita Smagin, expert de la politique russe au Moyen-Orient auprès du groupe de réflexion Russian International Affairs Council. « Ça peut se faire assez vite, d’ici deux ans. »

Selon Rovshan Roustamov, PDG de la Compagnie ferroviaire azerbaïdjanaise, le tronçon azerbaïdjanais du projet devrait être achevé d’ici la fin de 2024. La logistique pourrait supplanter le pétrole en tant que premier secteur de l’économie azerbaïdjanaise, dit-il.

La route des parias ?

Les autorités russes s’enthousiasment de ces nouvelles routes commerciales, mais certains chefs d’entreprise ont des doutes.

« On dirait une décision forcée qui n’a pas été prise pour des raisons objectives », affirme Ivan Fedyakov, PDG d’InfoLine, une société de conseil sur le marché russe qui aide les entreprises à survivre dans le cadre des restrictions actuelles.

« Ce qui est en train d’être créé, essentiellement, c’est la route des parias », a déclaré Ram Ben Tzion, dont la société Publican analyse les échappatoires aux restrictions commerciales.

La version originale de cet article a été publié dans le New York Times.

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