Nos quatre spécialistes sont unanimes, l’année qui commence est périlleuse. L’inflation n’a pas dit son dernier mot, et les hausses successives de taux d’intérêt commencent à peine à ralentir l’économie. Le pire s’en vient, observe Robert Hogue, économiste en chef adjoint de la Banque Royale.

« L’impact multiplicateur des hausses de taux est encore à venir », dit-il, rappelant que la politique monétaire met de 18 à 24 mois avant de produire son plein effet sur l’économie.

Les sept hausses du taux directeur de la Banque du Canada en 2022 ont déjà ralenti les secteurs les plus sensibles au crédit, comme l’immobilier et les ventes de voitures. Les dépenses de consommation ont commencé à baisser à la fin de 2022. Une augmentation du chômage devrait normalement suivre, en même temps que les entreprises commenceront à souffrir et à réduire leurs investissements.

« C’est périlleux », affirme Matthieu Arseneau, chef économiste adjoint à la Banque Nationale. « Ce que veut la Banque du Canada, c’est que le chômage retourne à 6 % ou 6,5 %, qui est le taux de plein emploi. Mais quand le taux de chômage se met à monter, on ne sait pas où il va s’arrêter. »

Le ralentissement souhaité et souhaitable de l’économie qui calmera l’inflation finira-t-il en récession, oui ou non ? C’est la question à laquelle personne ne peut répondre avec certitude. Même le président de la Réserve fédérale américaine, Jerome Powell, a donné sa langue au chat.

Le scénario de Jimmy Jean, économiste en chef de Desjardins, prévoit une récession au Canada et au Québec, qui sera le résultat de l’agressivité de la Banque du Canada pour prévenir une spirale inflationniste.

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Jimmy Jean, économiste en chef de Desjardins

Le prix à payer, c’est une récession. L’économie canadienne donne déjà des signes qu’on va entrer en récession. La demande finale s’est contractée au 3trimestre. Les données au Québec ne sont pas très belles non plus.

Jimmy Jean, économiste en chef de Desjardins

L’économie québécoise a connu un recul de 1,9 % au troisième trimestre 2022, ce qui est probablement le début de la récession, définie par au moins deux trimestres consécutifs de croissance négative.

La récession est inévitable, selon Jimmy Jean. « On a une des économies les plus endettées au monde, tant du côté des ménages que du côté des entreprises. Chaque hausse de taux a plus d’impact ici qu’aux États-Unis. »

D’un océan à l’autre, la réalité sera toutefois bien différente, prédit Dominique Lapointe, économiste et directeur de la stratégie macroéconomique chez Manuvie. « Les provinces productrices de pétrole vont peut-être éviter la récession, avance-t-il. On a vu un rebond intéressant des investissements, et le volume d’exportation de pétrole est à un niveau record. »

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Dominique Lapointe, économiste et directeur de la stratégie macroéconomique chez Manuvie

Le marché immobilier de l’Alberta, première province productrice de pétrole au pays, n’a pas connu une hausse aussi fulgurante des prix, ce que lui épargnera une baisse brutale de la valeur des maisons, ajoute-t-il.

« Si vous allez en Alberta, en Saskatchewan et au Manitoba, les gens sont de bonne humeur, renchérit Robert Hogue. Les termes de l’échange sont à leur avantage, et ça fait rentrer beaucoup de revenus. »

Il ne peut pas en dire autant de la Colombie-Britannique et du Québec, où les ménages sont plus endettés et plus vulnérables aux hausses de taux d’intérêt. « Au Québec, ça ne regarde pas bien, observe-t-il. L’économie n’est pas à l’abri d’une baisse de régime assez importante. On a une prévision tout juste au-dessus de zéro pour le Québec pour l’année. »

Il n’y a pas de récession dans les cartes de la Banque Nationale. « De notre côté, on est un peu plus optimistes, précise Matthieu Arseneau. Notre scénario de base, à plus de 50 %, c’est quelques trimestres de stagnation au niveau national. Ça amène une augmentation du taux de chômage, ce qui va enlever de la pression sur le marché du travail et limiter les pressions inflationnistes. »

Le Canada devrait mieux s’en tirer que les États-Unis, selon lui, parce qu’il y a plus d’épargne accumulée de ce côté-ci de la frontière et que les prix des ressources, du pétrole et des mines font très bien. « Ce secteur va être porteur pour les prochains trimestres », prévoit-il.

Même si les hausses de taux d’intérêt sont un véritable drame pour de nombreux ménages, au niveau macroéconomique, le portrait est moins inquiétant, note Matthieu Arseneau, principalement en raison du niveau élevé de l’épargne.

Un combat presque gagné

Nos quatre spécialistes croient que la Banque du Canada va réussir à réduire l’inflation, mais peut-être pas à l’abattre. Trois des quatre prévisionnistes tablent sur un taux d’inflation de 3 % d’ici la fin de l’année.

« On voit l’inflation revenir dans la fourchette cible de la Banque du Canada à la fin de l’année 2023, dit l’un d’eux, Matthieu Arseneau. On voit une modération au niveau de l’inflation totale. L’inflation de base, ça va prendre un peu plus de temps. »

Les prix de l’énergie sont en baisse, les coûts de production en Chine aussi, énumère-t-il. Les stocks augmentent, et les délais de livraison raccourcissent.

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Matthieu Arseneau, chef économiste adjoint à la Banque Nationale

Ce sont toutes de bonnes nouvelles pour 2023. Je m’attends à ce que certains prix se renversent. On ne pourra pas rester à ces taux !

Matthieu Arseneau, chef économiste adjoint à la Banque Nationale

« L’inflation va diminuer plus vite qu’on pense », estime aussi Dominique Lapointe, qui entrevoit des baisses de taux de 50 points de base d’ici la fin de l’année 2023, tant au Canada qu’aux États-Unis.

« Une fois qu’on va avoir vu la tendance à la baisse de l’inflation fondamentale, combinée au fait que le taux de chômage va augmenter, la pression va augmenter pour que les taux baissent. »

Robert Hogue, pour sa part, croit qu’il faudra attendre plus longtemps. Les taux ne baisseront pas rapidement cette année, selon lui, mais seulement en 2024. « On va constater une baisse de l’inflation, mais la Banque du Canada va vouloir maintenir le cap pendant toute l’année pour s’assurer que l’inflation est maîtrisée et pour rétablir sa crédibilité », estime-t-il.

Ce qui nous ramène à ce qui risque de se passer entre la fin des hausses et le début des baisses de taux d’intérêt. « Le passage, ça va être une récession en partie voulue », dit Robert Hogue.

On devrait savoir assez vite si la Banque du Canada est allée trop loin et a provoqué une récession plus sévère que nécessaire, observe Dominique Lapointe.

Il y a du bon dans ce qui arrive actuellement, souligne de son côté Jimmy Jean.

On sort d’un cycle complètement axé sur l’endettement et la liquidité abondante, ce qui a causé des distorsions et une mauvaise allocation du capital. Un rééquilibrage vers une économie qui fonctionne, il y a quelque chose de sain là-dedans.

Jimmy Jean, économiste en chef de Desjardins

Le passage est douloureux, mais la destination en vaut la peine, dit l’économiste de Desjardins.

Ça risque d’être moins douloureux que ce que plusieurs redoutent, selon nos experts. Si récession il y a, ce sera moins sévère que ce qu’on a déjà connu, opinent-ils tous les quatre. Les entreprises qui hésiteront à faire des mises à pied massives et le marché du travail qui restera résilient feront que le cauchemar des récessions précédentes ne se reproduira pas.

Leurs scénarios oscillent donc entre stagnation et légère récession. Ça n’est peut-être pas l’atterrissage en douceur espéré, mais ce n’est pas le krach non plus. C’est un atterrissage mouvementé, plus probablement, qui nous attend cette année.

À surveiller

Tous les économistes ont un œil sur l’évolution de l’inflation et l’autre sur le secteur immobilier. Mais encore ? Que faut-il surveiller en ce début d’année ?

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Robert Hogue, économiste en chef adjoint à la Banque Royale

Robert Hogue

« Ça commence et ça finit par l’inflation. » L’économiste de la Banque Royale estime que l’évolution des prix reste l’indicateur le plus important à suivre au cours des prochains mois. « L’évolution de l’inflation va dicter à peu près tout », dit-il. Ce qui se passera sur le marché de l’emploi est aussi crucial, selon lui. « On espère presque des signes de faiblesse sur le marché de l’emploi, ça voudra dire que les actions des banques centrales portent leurs fruits et que le taux directeur a atteint un point terminal, à 4,25 %. »

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Dominique Lapointe, économiste et directeur de la stratégie macroéconomique chez Manuvie

Dominique Lapointe

« Je surveille les marchés financiers, dit l’économiste de Manuvie. On n’a pas encore vu de baisse importante des profits des entreprises. En tout cas, pas la baisse à laquelle on aurait pu s’attendre avant d’entrer dans une récession. » L’évolution du marché obligataire est aussi préoccupante, selon lui. Est-ce que ça peut devenir problématique ? Un épisode de crise sur les marchés financiers pourrait nous enfoncer plus profondément en récession, craint-il.

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Jimmy Jean, économiste en chef de Desjardins

Jimmy Jean

« Je regarde les facteurs mondiaux », explique l’économiste de Desjardins. « La guerre en Ukraine va-t-elle se terminer, et comment évolueront les prix du pétrole et du gaz naturel ? », s’interroge-t-il. L’immobilier commercial est aussi dans un état préoccupant, selon lui, et il faut surveiller son état de santé. « Le marché immobilier commercial, ce n’est pas beau. Avec le travail hybride, le taux de vacance continue de monter, il va y avoir des pertes sur les actifs. Il y a des investisseurs qui vont y goûter. »

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Matthieu Arseneau, chef économiste adjoint à la Banque Nationale

Matthieu Arseneau

« Il ne faut pas qu’une spirale inflationniste sur les salaires s’incruste, s’inquiète l’économiste de la Banque Nationale. C’est de ce côté-là que notre scénario pourrait changer. » Il surveille la réaction des gouvernements au ralentissement économique. « Si les gouvernements réagissent trop fortement pour contrer le ralentissement, notre scénario de baisses de taux en fin d’année pourrait changer. » L’évolution du secteur immobilier est aussi préoccupante, à cause de son effet multiplicateur sur l’ensemble de l’économie. « Des baisses de prix des maisons, on n’a pas connu ça souvent. »

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Un cambiste travaille dans la salle des marchés de la Bourse de New York.

Ce qui a mal tourné

L’année qui vient de se terminer s’annonçait pourtant sous de bons auspices. Après un rebond post-pandémique spectaculaire, l’économie devait entreprendre un repli salutaire. L’inflation se pointait le nez, mais nos prévisionnistes voyaient l’indice des prix à la consommation à 3,5 % à la fin de l’année, alors qu’il atteint 6,9 %. Le taux directeur de la Banque du Canada devait augmenter à 1,25 %, alors qu’il est actuellement de 4,25 %.

« Vers un retour à la normale », disait le titre qui coiffait l’édition 2022 des Boules de cristal de La Presse.

« J’ai un peu ri quand j’ai relu ça, reconnaît Matthieu Arseneau. C’était optimiste. Il y avait des signes d’augmentation de l’inflation, et on savait que les banques centrales augmenteraient les taux d’intérêt. On était dans un monde complètement différent. »

Si un économiste s’était réveillé d’un long coma au mois de mars dernier et avait vu les taux d’intérêt à seulement un quart de 1 % dans une économie en surchauffe, il n’en aurait pas cru ses yeux.

Robert Hogue, économiste en chef adjoint à la Banque Royale du Canada

L’horizon de prévisions a changé rapidement avec le rétablissement plus rapide que prévu d’une économie aux prises avec de nouveaux variants de la COVID-19 et, surtout, la guerre en Ukraine.

Une agressivité « exagérée »

« On était assez prudent l’an passé, on n’avait pas de certitude sur la reprise économique, dit Jimmy Jean. Ce qui a changé la donne, ce sont les anticipations d’inflation. On a vu les salaires augmenter, et la crainte d’une spirale inflationniste a déterminé l’agressivité des banques centrales pour remonter les taux. »

Une agressivité exagérée, estime Dominique Lapointe.

Ce n’était pas nécessaire d’y aller aussi agressivement sur les taux d’intérêt quand on regarde la composition de l’inflation. La moitié dépend des problèmes d’offre difficiles à régler avec la hausse des taux d’intérêt, qui agit sur la demande.

Dominique Lapointe, économiste chez Manuvie

La Banque du Canada, comme les autres banques centrales, a mis du temps à réagir à ce cocktail inédit de ralentissement économique accompagné d’une flambée des prix et d’un marché du travail tendu à l’extrême.

C’est ce qui nous a conduits là où l’on est au début de 2023, au bord de la récession et toujours aux prises avec une inflation tenace.

« Il y a quand même eu un retour à une certaine normale », observe avec justesse Robert Hogue.

Nos spécialistes avaient prévu que la croissance économique ralentirait du sommet de 5 à 6 % atteint en 2021 à un niveau beaucoup plus modeste de 2 à 3 %. C’est exactement ce qui s’est produit.