Vous espérez un retour rapide des bas taux d’intérêt, semblables à ceux de la décennie 2010 ? Un retour qui dégonflerait vos paiements hypothécaires, votre marge de crédit ou votre financement d’entreprise ?

Il faut oublier ça, si l’on se fie aux quatre économistes chevronnés entendus à une récente conférence. Du moins pour un bout de temps. Les conférenciers ne sont pas tous d’accord sur l’ampleur ou le moment, mais je retiens qu’il faudra être patient avant de voir les taux d’intérêt reculer sensiblement.

Les quatre économistes ne sont pas des quidams. Trois sont d’anciens sous-gouverneurs de la Banque du Canada, et le quatrième a occupé des fonctions semblables dans une des divisions régionales de la Banque centrale américaine (la Federal Reserve). Ils étaient invités à une Table ronde sur les perspectives économiques le lundi 2 octobre, à Montréal, organisée par la Chaire en macroéconomie et prévisions de l’ESG UQAM.

« La modération des taux est terminée »

L’un d’eux, Jean Boivin, affirme même que nous entrons dans une nouvelle ère, qui tranchera avec la politique monétaire qui a précédé la pandémie.

« La grande modération des 40 dernières années dans les taux d’intérêt est terminée », a dit Jean Boivin, qui est directeur général du BlackRock Investment Institute, la division qui alimente les gestionnaires de portefeuille de BlackRock, plus important gestionnaire d’actif au monde.

Selon lui, cette période de longue modération des taux s’expliquait par la mondialisation de l’économie et une stabilité de la capacité de production, entre autres.

Cette ère est essentiellement révolue, dit cet ex-sous-gouverneur de la Banque du Canada. Aujourd’hui, les trois principales variables qui influencent la macroéconomie sont le vieillissement de la population, les changements géopolitiques mondiaux et des coûts énergétiques en hausse.

Nous faisons donc face à un changement structurel de l’économie, et non à un ajustement cyclique de l’économie, croit-il.

Le taux directeur au Canada est de 5 % actuellement, et aux États-Unis, il est dans une fourchette de 5,25 % -5,5 %. Durant la décennie précédant la pandémie, le taux directeur au Canada a oscillé entre 0,25 % et 1,75 %. Les politiques monétaires des deux pays sont semblables.

La nouvelle ère dont parle M. Boivin, qui aurait commencé avant la pandémie, sera caractérisée par des chocs d’offres, qui sont plus difficiles à maîtriser par les banques centrales que les chocs de demandes.

Expliqué simplement, il est plus facile de réduire l’inflation par une hausse du taux directeur lorsque cette inflation est provoquée par un surcroît de la demande plutôt que par une diminution de l’offre.

Parmi ces chocs d’offres, mentionnons la forte hausse du prix des services (santé, construction, etc.), expliquée par les salaires, mais aussi le rapatriement de l’approvisionnement plus près des centres de production, ainsi que les changements climatiques.

Pour parvenir à maintenir l’inflation à la cible de 2 %, ce contexte exigera de la Réserve fédérale américaine qu’elle garde pendant plusieurs années son taux d’intérêt directeur au-dessus du taux neutre habituel (d’environ 2 % à 3 %), explique M. Boivin⁠1.

Sylvain Leduc, pour sa part, croit que la Réserve fédérale américaine mettra plus de temps que prévu à assouplir sa politique monétaire, vu la persistance de l’inflation. Le vice-président principal de la Federal Reserve de San Francisco est plus optimiste que son confrère, constatant qu’un atterrissage en douceur de l’économie est devenu considérablement plus probable ces derniers mois.

L’inflation des biens a maintenant atteint la cible, dit-il, mais celle des services est encore « vraiment trop élevée », à quelque 5 % depuis la mi-2021.

« Le maintien de l’inflation dans les services me préoccupe. Le retour de l’inflation à 2 % prendra du temps », a dit M. Leduc, qui parle de l’année 2026 avant de revoir ce taux cible de nos banques centrales.

Marc Giannoni ne voit pas l’inflation reculer à 2 % avant 2026 lui non plus. L’économiste en chef de la Barclays Corporate & Investment Bank, de New York, note que le 3trimestre de 2023 vogue à un rythme de croissance annuel de plus de 4 % aux États-Unis, soutenu notamment par le résidu d’épargne que les ménages ont accumulée pendant la pandémie.

Le rythme d’inflation des salaires avoisine les 4 %, notamment porté par le secteur de la santé, dit-il.

Dans ce contexte, Marc Giannoni croit que la banque centrale américaine montera son taux directeur de 25 points de base en novembre, haussant la fourchette à 5,5-5,75 %. Ce niveau du taux restera stable jusqu’en septembre 2024, croit M. Giannoni, qui est l’ex-vice-président principal de la Federal Reserve Bank de Dallas.

Le 20 septembre, les membres du conseil de la banque centrale américaine ont eux aussi redressé leur projection. Ils voient le taux directeur américain moyen à 5,1 % en 2024, comparativement à 4,6 % dans leurs prévisions faites en juin.

Le taux pour 2025 est aussi redressé de 50 points de base, à 3,9 %, avant de reculer à 2,9 % en 2026⁠2.

L’ex-sous-gouverneur de la Banque du Canada Paul Beaudry affirme que ce n’est pas le bon moment pour remettre en question la cible de 2 % quand on tente de l’atteindre, même si l’inflation est plus persistante que prévu, notamment dans les services.

En réponse à une question, il m’explique que la hausse du taux directeur finira par réduire cette inflation, même si cette inflation est davantage attribuable à l’offre – la pénurie de main-d’œuvre, notamment – qu’à la demande.

Présent parmi les panélistes, le ministre québécois des Finances, Eric Girard, s’est dit inquiet de l’énorme volume d’emprunt qui attend le marché si les gouvernements américain et canadien, entre autres, continuent d’engranger d’énormes déficits (7 % du PIB pour les États-Unis et 3 % pour le gouvernement fédéral canadien). Un tel volume fera pression à la hausse sur les taux d’intérêt.

« Je vous le dis, ce sera difficile s’il y a autant d’émissions d’obligations en même temps », dit l’ex-premier vice-président de la trésorerie de la Banque Nationale.

Bref, recalculez vos projections financières, amis lecteurs.

1. Le taux neutre « est le taux directeur qui prévaut lorsque la production d’une économie se trouve à son niveau potentiel et que l’inflation a atteint la cible visée par la banque centrale, une fois dissipés les effets des chocs cycliques », est-il indiqué dans une revue de la Banque du Canada.

2. Consultez le document de la Réserve fédérale américaine (en anglais)