Le milieu des affaires, Québec et Ottawa répètent sur toutes les tribunes qu’il faut accueillir des immigrants pour combler nos besoins de main-d’œuvre. Pourtant, des entreprises qui souhaitent recruter au Liban se heurtent constamment à des refus de visas inexplicables de la part de l’ambassade à Beyrouth, dénoncent des avocats spécialisés en immigration.

« Depuis septembre 2022, on voit que les dossiers du Liban sont refusés pour des raisons farfelues », m’a résumé Grace Nehme, avocate spécialisée en droit de l’immigration et fondatrice du cabinet Lex Internationalis. Elle ne sait pas combien de candidats ont obtenu une réponse négative ni le nombre d’entreprises touchées. Sa demande d’accès à l’information auprès d’Ottawa, transmise il y a 10 mois, n’a encore rien donné.

PHOTO FOURNIE PAR GRACE NEHME

Grace Nehme, avocate et fondatrice de Lex Internationalis

Mais en discutant avec d’autres avocats du domaine de l’immigration, Grace Nehme a découvert qu’ils recevaient, eux aussi, un très grand nombre de refus pour des « motifs déraisonnables et non pertinents ». Pantois devant les raisons évoquées par l’ambassade, ces juristes ont écrit une lettre au ministre fédéral de l’Immigration, Sean Fraser, pour faire débloquer les choses et obtenir son « assistance ».

L’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration (AQAADI) a finalement apporté sa caution à la démarche. Elle a elle-même transmis la missive au ministre, le 19 juin, ai-je appris. Une quinzaine d’avocats y ont ajouté leur nom.

« Nous n’observons ces difficultés qu’avec l’ambassade canadienne au Liban. Par ailleurs, nous n’observions pas ces difficultés auparavant. Ces développements sont récents », peut-on y lire.

MPierre Messomo, du cabinet PMB Avocat, fait partie des professionnels abasourdis devant les raisons fournies pour refuser des visas de travail aux ressortissants libanais. Il les qualifie d’ailleurs de « fallacieuses ».

Même les pays à côté, comme l’Irak et la Jordanie, délivrent des permis. Le seul où ça bloque, c’est le Liban.

MPierre Messomo, de PMB Avocat

Il faut savoir que la délivrance du visa par l’ambassade du Canada dans le pays du travailleur est la dernière étape du processus. Le dossier est d’abord évalué par Service Canada et Québec. Les travailleurs qui n’ont pas réussi à obtenir leur permis de travail avaient d’abord été acceptés par le Canada et le Québec.

« On est vulnérables »

Ces refus ne sont évidemment pas sans conséquences pour les entreprises incapables de trouver de la main-d’œuvre locale. Elles perdent les milliers de dollars que coûtent les démarches, et n’ont souvent pas de solution de rechange.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, LA PRESSE

Hind et Shadi Hage, propriétaires de six restaurants à l’aéroport Trudeau, dont Carlos & Pepe’s

« Ça fait un mois qu’on n’a pas arrêté. On travaille sept jours sur sept. On a 240 employés, mais ce n’est pas assez. On se réveille le matin et ça n’arrête pas jusqu’à 23 h », m’a raconté la femme d’affaires Hind Hage, propriétaire avec son mari de six restaurants à l’aéroport Trudeau (Java U, Carlos & Pepe’s, YUL Pizza, etc.). Elle en ouvrira deux autres en septembre.

L’entrepreneure cherche une dizaine d’employés, notamment un comptable, mais aussi des chefs, des gérants, des personnes pour assurer la maintenance de ses commerces. Une comptable avait été trouvée au Liban, mais après avoir été acceptée par Québec et Ottawa, la professionnelle n’a pu obtenir de visa de travail. La décision a été contestée, ce qui n’a rien donné.

Elle-même d’origine libanaise, Hind Hage espère recruter au Liban parce que « beaucoup de gens y cherchent du travail » et qu’ils parlent français. À l’aéroport, les employés doivent pouvoir s’exprimer en français. « Il y a des critères », rapporte-t-elle.

Le propriétaire des magasins Hart, Paul Nassar, a aussi tenté de recruter au Liban sans succès. Il cherche notamment des personnes ayant de l’expérience en encadrement, en achat et en développement de produits pour ouvrir un rayon d’encadrement sur mesure dans ses magasins. Son projet est retardé. Il est déçu que la bureaucratie l’empêche de recruter des travailleurs étrangers temporaires. « Ça n’a pas de sens, car c’est une amélioration pour le Québec, pour son développement. »

Une autre entreprise qui n’a pas voulu être nommée pour ne pas nuire à son dossier cherche désespérément à remplacer son chef de production qui veut partir à la retraite. Sans lui, l’usine ne peut pas fonctionner et personne au Québec n’a l’expertise pour lui succéder. « On le supplie : “Encore une année, encore une année.” S’il lui arrive quelque chose, on n’a vraiment personne pour le remplacer », m’a raconté une gestionnaire frustrée d’avoir dépensé inutilement des milliers de dollars pour recruter au Liban.

« Si on ne trouve pas très rapidement quelqu’un pour prendre la relève de ce monsieur… S’il est malade pour un mois, on ne peut pas continuer. C’est à ce point qu’on est vulnérables », déplore-t-elle.

Candidats « traités de menteurs »

Des experts en immigration sont déconcertés par les motifs de refus fournis par l’ambassade du Canada à Beyrouth après que les candidats ont été acceptés par Québec… et Ottawa.

Dans bien des cas, les décisions de refus ne contiennent pas de raison qui soit spécifique au dossier. On transmet plutôt « ce qui semble être une lettre générique qui énumère toutes les raisons possibles ». Cette lettre ne permet pas de comprendre le raisonnement, déplorent les avocats.

Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada refuse parfois de délivrer un permis parce qu’il ne croit pas « que l’offre d’emploi soit authentique ». Les avocats se demandent bien quelle entreprise entreprendrait une démarche coûtant des milliers de dollars pour recruter un travailleur étranger en l’absence d’un réel besoin de main-d’œuvre à combler.

L’ambassade a aussi donné ce motif : « l’historique d’emploi tel que fourni au support de votre application est frauduleux ». Pourtant, ces documents ont préalablement « été examinés par Service Canada et le MIFI [ministère québécois de l’Immigration], et ont été déterminés légaux et non frauduleux », font valoir les signataires de la lettre.

Le groupe d’avocats déplore aussi l’attitude du personnel de l’ambassade à Beyrouth à l’égard des employés-candidats.

« Dans certains cas, les employés ont relaté avoir été traités de menteurs, il leur a été dit qu’ils avaient fabriqué de faux documents. Il semblerait que quoi que l’employé dise, l’agent ne soit pas satisfait, ou pas capable d’imaginer qu’il dise la vérité. On leur demande de se taire, ou un refus sera émis dans leur dossier. »

Certains candidats se font dire non parce qu’ils ont « des liens de famille significatifs au Canada » ou qu’ils n’ont « pas de liens de famille significatifs hors du Canada ». D’autres sont écartés parce qu’on évalue que les « possibilités d’emploi dans [leur] pays de résidence sont limitées ». Cherchez l’erreur.

Légitimité de l’analyse québécoise mise en doute

Pour recruter à l’étranger, une entreprise doit déposer auprès de Service Canada une demande d’étude de l’impact sur le marché du travail (EIMT). Pendant ce temps, le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration du Québec (MIFI) évalue le dossier du travailleur en vue de lui remettre un Certificat d’acceptation du Québec (CAQ).

Les deux dossiers, déposés simultanément, sont différents et leur approbation se fait séparément, précise l’avocate Grace Nehme. Lorsque l’EIMT et le CAQ sont obtenus, l’employé peut ensuite effectuer une demande de permis de travail auprès de l’ambassade dans son pays de résidence.

Les avocats spécialisés en immigration sont étonnés que les décisions de Québec et d’Ottawa soient ensuite remises en doute. « À l’heure actuelle, l’ambassade semble contester non seulement les documents soumis par l’employé, mais également l’offre d’emploi au Canada, et donc la validité de l’EIMT et du CAQ. »

Ils ajoutent, dans leur lettre au ministre Sean Fraser : « Nous sommes abasourdis que l’ambassade questionne la légitimité ou l’authenticité d’un EIMT, d’une offre d’emploi, et la crédibilité d’un employeur au Canada. C’est pour cela que nous souhaitons obtenir votre assistance. »

Réponses d’Ottawa

J’ai contacté les deux ministères concernés pour savoir si le Liban pose un problème particulier.

À Ottawa, on m’a répondu ceci : « les demandes de permis de travail du monde entier sont examinées de façon uniforme et en fonction des mêmes critères, et ce, peu importe le pays d’origine ». En outre, « les taux de refus varient d’une région à l’autre et souvent d’un mois à l’autre », et ces taux « peuvent être faussés par des volumes variables, des demandes répétées et des candidats inéligibles ».

À Québec, le MIFI n’était pas au courant de la situation en ce qui concerne ce pays du Proche-Orient. « Toutefois, de nombreuses représentations ont été faites auprès du gouvernement fédéral concernant les taux de refus de certains ressortissants étrangers se destinant au Québec, notamment les étudiants africains », m’a précisé la porte-parole Arianne Méthot, tout en promettant un suivi auprès d’Ottawa au sujet du Liban.

En attendant que cette curieuse situation débloque, certaines entreprises et leurs propriétaires sont sur la corde raide. S’il est souhaitable que les dossiers des candidats soient minutieusement étudiés, il est également impératif que cette bureaucratie en trois étapes fonctionne de manière fluide et cohérente.