De nombreux commerçants craignent que l’inflation fasse mal à l’achat local. Ils misent sur le temps des Fêtes, où les achats sont pensés autrement, pour lui donner un petit coup de vigueur. Mais jusqu’à quand ?

Une grande nervosité

« Il faut travailler trois fois plus pour faire le même argent », lance Nathalie Joannette, cofondatrice de Fou du cochon. Ses charcuteries, produites dans le Kamouraska, sont vendues dans 450 points de vente au Québec. L’entrepreneure a un contact privilégié avec ses détaillants. Et elle est très préoccupée. « Je vends directement à mes clients, dit-elle. Je les connais et ce que j’observe, c’est une grande nervosité des propriétaires de petits commerces. »

La nervosité mène à une prudence qui se traduit concrètement par un recul des commandes. « L’inflation ne se résorbe pas, elle persiste dans le temps », dit la charcutière, qui maintient que cette inquiétude ambiante fait mal à l’achat local. « Les gens sont inquiets financièrement. Plus on est inquiets, plus on regarde le prix, plus on va au Costco et moins à la petite épicerie locale. »

Instaurer une routine

Fou du cochon était présent au Salon des métiers d’art et au Souk, des marchés du temps des Fêtes. Ce qui a permis à sa propriétaire de discuter avec sa clientèle montréalaise. Plusieurs clients lui ont avoué qu’ils estiment ne pas avoir les moyens de favoriser les produits locaux à longueur d’année.

« Je leur propose d’essayer de mettre 25 $ de leur panier d’épicerie pour des produits québécois, confie Nathalie Joannette. Ou 10 $ : juste une partie pour avoir la rigueur et la constance d’acheter québécois et d’en être conscient. » Cela ferait une énorme différence pour l’économie locale, dit l’entrepreneure. Et pour la famille : « C’est un bel exercice à faire avec les enfants. Qu’est-ce qu’on veut faire avec nos sous ? Est-ce que c’est à l’épicerie qu’on achète québécois ? Est-ce qu’une fois par année on achète un cadeau fait par un artisan ? »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Nathalie Joannette a cofondé Fou du cochon il y a presque 20 ans. L’entreprise du Kamouraska compte 13 employés.

La bulle des marchés de Noël

Julien Sylvestre ne le cache pas, même au célèbre Salon des métiers d’art de Montréal, l’inflation se fait sentir. « Le Salon se passe bien, dit le directeur général du Conseil des métiers d’arts du Québec. Cela dit, oui, on note un ralentissement sur l’achat local. »

Ce qui ne surprend ni le directeur ni les exposants. Le Salon des métiers d’art est aussi un salon d’entrepreneurs, rappelle Julien Sylvestre. Selon lui, les artisans ont fait d’autres salons cette année et notent des baisses partout. « Les gens sont plus attentifs à leurs besoins et se laissent moins porter par la vague », dit-il, même dans la bulle d’un marché de Noël.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Julien Sylvestre, directeur général du Conseil des métiers d’arts du Québec

Les plus consciencieux dépensent moins

Mauvaise nouvelle pour les commerçants de proximité et les fabricants de produits d’ici, les consommateurs les plus enclins à favoriser l’achat local sont ceux qui ont le plus réduit leur consommation durant la dernière année, nous apprenait le Baromètre de la consommation responsable de l’ESG UQAM, le mois dernier.

« C’est-à-dire que ceux qui sont les plus responsables sont ceux qui ont réduit leur consommation, mais ils favorisent l’économie locale », précise Fabien Durif, professeur au département de marketing et directeur de l’Observatoire de la consommation responsable de l’UQAM.

Se faire plaisir

« L’automne a été difficile pour tout le monde. Les gens achètent moins et on le sent que [l’achat local] est moins au cœur de leurs priorités, pour plein de raisons. Tout le monde a senti cet essoufflement-là. »

Les commerces de proximité doivent travailler plus fort, admet Pascale Rémond, copropriétaire des Minettes dans le Vieux-Sainte-Rose, à Laval, qui a fait des produits québécois sa spécialité.

« Pendant la période des Fêtes, malgré l’inflation, malgré la situation économique qui n’est pas facile, on voit que les gens veulent se faire plaisir », dit-elle. Noël, et particulièrement cette année, est une période cruciale pour ces commerces-destination où on entre avec l’idée de gâter ses proches et soi-même. En janvier, le travail de sensibilisation à l’importance de l’achat local reprendra de plus belle.

« Nous voulons resensibiliser les gens à peut-être consommer moins, mais consommer mieux, dit Pascale Rémond. À faire des choix vers la qualité plutôt que la quantité. »

La consommation locale, c’est l’achat local et le commerce de proximité.

Fabien Durif, directeur de l’Observatoire de la consommation responsable de l’UQAM

Les valeurs sûres

Le fromager Yannick Achim le confirme : les commerçants travaillent plus fort pour maintenir le cap. Les employés de ses six fromageries, qui discutent beaucoup avec la clientèle, ont noté qu’elle mise sur des valeurs sûres.

« Pour un client, présentement, ça va être un enjeu plus grand d’aller vers un produit qu’il ne connaît pas, relate Yannick Achim, puisqu’il ne sait pas s’il va l’aimer, même s’il est moins cher. Certains vont se sécuriser vers des produits qu’ils connaissent. »

Et des commerces qu’ils connaissent. D’où l’importance de garder sa clientèle, car un consommateur qui change de créneau, qui passe à une grande surface, risque de changer ses habitudes pour de bon.

« C’est toujours plus difficile d’aller rechercher un client ou même d’aller chercher un nouveau client que de garder les clients qu’on a déjà », estime l’entrepreneur, qui s’attend à avoir un bon temps des Fêtes, mais qui craint que le début de l’année ne soit plus lent qu’à l’habitude.

Pénétrer dans les grandes surfaces

Selon le directeur de l’Observatoire de la consommation responsable, l’arrivée de produits québécois bien identifiés chez Walmart est une excellente nouvelle. « Cette démocratisation et cette accessibilité plus facile pourraient maintenir l’achat local ou éviter qu’il s’effrite », explique Fabien Durif, qui croit qu’il faut maintenir les promotions et les campagnes de visibilité pour faire la promotion des produits faits en tout ou en partie ici. « Même les citoyens les plus aisés vont désormais vers des épiceries et des détaillants à plus bas coûts, dit-il. Donc, être chez Walmart, c’est très bon. »

La volonté reste

Fabien Durif maintient que les consommateurs ont toujours ce désir de soutenir l’économie locale. « Depuis la pandémie, c’est vraiment une motivation qui est nouvelle, dit-il. Elle existait avant, mais elle n’était pas aussi forte. » Selon le professeur au département de marketing de l’UQAM, le discours politique a amené un nationalisme économique, qui est resté fort malgré l’inflation. Par contre, le plus récent Baromètre de la consommation responsable nous apprend que pour 66 % des Québécois, « acheter des produits locaux est trop cher pour leur budget ».

A-t-on classé les produits locaux dans la catégorie de luxe ? « On a cette perception que dès qu’il s’agit d’achat local, c’est plus cher. Et c’est parfois une fausse perception », dit Fabien Durif, qui rappelle que, dans certaines catégories, des études ont prouvé que l’achat local était équivalent, en ce qui concerne prix.

En savoir plus
  • 28 %
    Certains consommateurs boudent les commerces de proximité : 28 % n’ont pas fait d’achat chez des artisans – par exemple le boulanger du coin – et 39 % ne sont jamais allés dans un marché public dans la dernière année
    Baromètre 2023 de la consommation responsable, ESG UQAM
    60 %
    Malgré l’inflation et le fait que de moins en moins de personnes découvrent des entreprises locales, le soutien à l’économie locale reste une motivation importante. Ils sont d’ailleurs 59,3 % à mentionner préférer faire leurs achats dans les commerces de leur quartier ou du centre-ville.
    Baromètre 2023 de la consommation responsable, ESG UQAM