La Régie des alcools a obtenu gain de cause contre le détenteur d’un permis de restauration qui, selon elle, remettait en question le monopole de la SAQ en mettant davantage de l’avant le vin que la nourriture, qu’elle percevait comme « accessoire ». Or, des établissements de ce genre, connus comme étant des « cavistes », se multipliaient.

Boires, un établissement de Montréal ouvert il y a deux ans, vient de perdre son permis de restauration. La raison : « il ne suffit pas d’ajouter un petit sac de maïs soufflé à une commande de 12 bouteilles pour se conformer à la loi », invoque la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) dans son jugement.

Une telle décision pourrait obliger d’autres établissements du genre à mettre la clé sous la porte, même si la demande est au rendez-vous et que le modèle d’affaires est viable, souligne Frédéric Laurin, professeur d’économie à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).

Dans une décision rendue le 13 octobre dernier, la RACJ juge que Boires n’était pas un commerce qui avait comme raison d’être première la préparation de repas, mais plutôt la vente de vin, au verre et aussi à la bouteille, pour emporter.

Les habitués de l’endroit ne seront pas surpris : Charles Landreville est un importateur de vin naturel, fait par des vignerons artisans. Il était à la création de l’agence d’importation de vins Boires, il y a 10 ans. La pandémie a chamboulé le monde de la restauration et c’est dans cette mouvance qu’il a lancé son projet de restaurant où l’on servait de petites choses à manger et où la clientèle pouvait se procurer des bouteilles de vin pour emporter, à condition d’acheter aussi un aliment « préparé » sur place.

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Boires, prisé des amateurs de vin naturel, servait notamment des sandwichs, des plateaux de charcuteries et des choses à grignoter.

Chez Boires, on faisait souffler du popcorn, rôtir des noix et on mélangeait des olives. En achetant un paquet de ces grignotines, le client pouvait aussi mettre du bon vin dans son panier.

« On nous reproche de mettre le vin devant la nourriture », explique Charles Landreville, dans un local rempli de bouteilles vides et de vin sans alcool.

Le jugement de la RACJ dit que Boires, le restaurant, faisait 80 % de son chiffre d’affaires avec la vente d’alcool. Or, selon le titulaire, aucune disposition dans la loi n’indique des proportions à respecter en termes de revenus générés par les ventes de vins et celles de nourriture.

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Charles Landreville, propriétaire de Boires

Charles Landreville maintient que son établissement a respecté les règles. Et qu’il pourrait peut-être être le premier à tomber.

Depuis quelques années, les commerces qui adoptent cette formule de buvettes, marchands de vin ou cavistes se sont multipliés au Québec, et particulièrement à Montréal. Il s’agit d’établissements qui attirent les amateurs de vins. Chez Boires, les clients pouvaient prendre une planche de charcuteries et un verre sur place. C’est le cas dans plusieurs établissements, où l’on peut aussi simplement passer prendre une bouteille, en achetant un aliment.

L’avantage : vous y trouvez des cuvées rares ou d’importation privée, que vous pouvez acheter à l’unité. Si vous commandez du vin d’une agence, vous devez acheter une caisse complète. En passant par un caviste, il est possible de prendre les bouteilles de son choix, un exemplaire à la fois. Avec un aliment.

Un stratagème ?

La RACJ ne voit pas les choses du même œil. Dans son jugement contre Boires, le tribunal administratif rappelle même le rôle de monopole joué par la SAQ. « L’impression qui s’en dégage est que la titulaire agit à titre de caviste qui exploite une boutique de vin et non comme un commerce effectuant de façon principale et habituelle la préparation et la vente d’aliments sur place. Or, au Québec, en raison du monopole détenu par la SAQ, ce modèle d’affaires n’est pas autorisé pour la titulaire d’un permis de restaurant », peut-on lire dans le jugement.

« Le Tribunal ne peut voir autre chose dans les façons de faire de la titulaire qu’un stratagème pour lui permettre la vente non conforme de bouteilles de vin avec un permis de restaurant », écrit-on également.

À l’UQTR, Frédéric Laurin se questionne sur le bien-fondé de ce jugement. « Est-ce que c’est dans l’intérêt public de prendre une telle décision ? C’est quoi l’intérêt du gouvernement ? Les taxes sont collectées tout autant », rappelle-t-il.

M. Laurin souligne également que ces endroits où l’on peut déguster tout en mangeant un morceau de charcuterie sont la consécration même du plaisir du vin. « On est capable de se poser, de goûter. Le vin, c’est l’fun et ça vient en mangeant, en jasant. Le serveur nous explique un paquet de choses. »

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Frédéric Laurin, professeur d’économie, en 2022

On voit que la demande est là. Le modèle d’affaires est soutenable. Il n’y a aucun intérêt public d’agir contre ça. Le gouvernement ne perd pas d’argent avec ça. Je ne comprends pas l’entêtement du gouvernement sur cette question. Qu’est-ce que ça change ? Ça fait plaisir à du monde, et le gouvernement ne perd pas d’argent.

Frédéric Laurin, professeur d’économie

« Le concept ne fait pas compétition à la SAQ », précise d’ailleurs Charles Landreville, qui explique qu’il vendait son vin plus cher qu’à la SAQ, une fois tous les frais ajoutés.

La RACJ a refusé de commenter sa décision. C’est aussi le cas de quelques autres commerçants qui adoptent un modèle d’affaires semblable et qui ont préféré ne pas s’exprimer publiquement pour le moment. Ils se questionnent toutefois sur les motivations derrière cette révocation, alors que Québec a permis la multiplication de ce genre d’établissements depuis trois ans.

Qui sera le prochain ?

À la lumière du jugement rendu, le professeur Laurin ne serait pas surpris que d’autres établissements subissent le même sort. Opinion partagée par Charles Landreville, qui croit que le jugement pourrait être utilisé dans le cas de plusieurs autres établissements semblables, car le tribunal administratif en a contre le modèle caviste ou marchand de vin. Et il y en a désormais beaucoup.

« Dans la mesure où la Régie serait informée par le biais de ses inspecteurs ou d’un corps policier de manquements de la même nature à l’égard d’un titulaire de permis d’alcool, ce titulaire serait susceptible d’être convoqué de la même façon et de se voir imposer une telle sanction », a pour sa part mentionné par courriel la porte-parole de la RACJ, Joyce Tremblay.

Située à deux pas de chez Boires, la Cave de Mamie a aussi récemment reçu la visite des inspecteurs de la RACJ qui voulaient comparer les ventes de vins et celles d’aliments. L’endroit propose des bouteilles recherchées, qu’il faut accompagner de nourriture au moment de passer à la caisse. Toutefois, explique Max Rosselin, copropriétaire de Mamie, le modèle d’affaires est différent de celui de Boires puisque la Cave est née après le restaurant Mamie, voisin. L’offre alimentaire est exhaustive, les clients qui passent à la Cave le font souvent après avoir découvert une cuvée intéressante au resto. Et ils prennent une planche de charcuteries, spécialité de l’endroit, à emporter.

Chez Boires, la révocation du permis est particulièrement dure à avaler en cet automne où les affaires roulent au ralenti pour la vente de vin, partout au Québec. Les restaurants commandent moins de bouteilles des importateurs, car leurs clients en boivent moins en salle à manger.

Et l’automne ne s’annonce pas de tout repos : Charles Landreville a décidé de contester la décision de la Régie. Il fait ces jours-ci un appel à l’industrie et au public pour un sociofinancement des frais juridiques qui seront encourus par cette bataille dont il se serait bien passé.

Qu’est-ce qu’un restaurant ?

Le titulaire d’un permis de restaurant peut servir de la boisson alcoolisée pour consommation sur place, pour livraison ou pour emporter, dans son établissement où l’on fait principalement la préparation de nourriture. Il peut vendre du vin, du cidre, de la bière et des spiritueux, mais la vente doit comprendre un aliment si la boisson n’est pas consommée dans le restaurant.

Qu’est-ce qu’un bar ?

Un permis de bar n’oblige pas le détenteur à servir de la nourriture avec de l’alcool. Il peut vendre du vin, du cidre, de la bière et des spiritueux et comme pour le restaurant, le client peut repartir avec une bouteille entamée sur place.

Qu’est-ce qu’une épicerie ?

Au Québec, les épiceries peuvent vendre du vin du Québec ou embouteillé au Québec – ainsi que du cidre, de la bière et de l’alcool faits par des détenteurs de permis de production artisanale. La boisson doit être consommée à l’extérieur de l’établissement. Le marchand peut vendre la bouteille seule, pas besoin d’y ajouter de la nourriture. Les aliments doivent représenter plus de la moitié des produits offerts en épicerie.