D’un point de vue économique, 2023 s’annonce comme la première année « normale » – sans confinement notamment – depuis 2019. Quatre ans plus tard, quelle est la nouvelle normale ? Nos journalistes se penchent sur cette question, sous différents angles. Cette semaine : la main-d’œuvre.

La rareté de la main-d’œuvre est le sujet de l’heure depuis que la vie a repris son cours normal. C’est d’abord et avant tout une préoccupation majeure pour toutes les entreprises, au point où la question se pose. Mais où sont passés les travailleurs ?

Réponse courte : ils sont au travail, et plus nombreux que jamais à l’être. Au Québec, il y a actuellement 183 000 personnes de plus qui travaillent qu’avant la pandémie.

La main-d’œuvre n’a jamais été aussi abondante et on parle de pénurie ? Oui, mais ça s’explique.

« Les travailleurs n’ont pas disparu, ils ont changé de carrière, observe Emna Braham, présidente de l’Institut du Québec. Quand on dit que les gens sont retournés au travail, c’est vrai. Mais ils ont trouvé des emplois mieux payés et plus satisfaisants. »

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Emna Braham, présidente de l’Institut du Québec

Le commerce de détail, qui est un énorme employeur au Québec, a perdu 29 000 travailleurs. C’est 4 % de tous les emplois de ce secteur. Dans la restauration, il y a 28 000 travailleurs de moins qu’en mai 2019, avant la pandémie. Ça représente 28 % des emplois du secteur. C’est énorme.

Emna Braham, présidente de l’Institut du Québec

Le secteur de la santé compte aussi moins d’employés qu’avant la pandémie, malgré les efforts de recrutement déployés par le gouvernement.

C’est dans ces secteurs que la rareté de la main-d’œuvre est la plus apparente pour la population, même s’il y a des difficultés de recrutement ailleurs, dans les usines par exemple.

Un phénomène temporaire ?

Le secteur des services est particulièrement touché par la rareté de la main-d’œuvre, parce que la demande explose pour les services en tous genres. « Il y a deux phénomènes qui se conjuguent », explique Jacques Nantel, professeur à HEC Montréal à la retraite et toujours un observateur aguerri du commerce de détail.

Il y a d’abord une demande refoulée pour les services qui n’étaient pas disponibles pendant la pandémie.

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Jacques Nantel, professeur à HEC Montréal à la retraite

On a consommé beaucoup de biens et peu de services pendant la pandémie, c’est ce qui explique par exemple que les gens voyagent en masse malgré l’augmentation du prix des billets d’avion.

Jacques Nantel, professeur à HEC Montréal à la retraite

L’autre phénomène, c’est qu’une fois à la retraite, les baby-boomers sont devenus des consommateurs de services à plein temps. « Rendus à la retraite, on a normalement tout ce qu’il nous faut [en matière de biens], alors c’est sûr que plus on est vieux, plus on consomme des services », dit Jacques Nantel.

À la retraite, les baby-boomers ont aussi un grand désir de profiter du temps qui leur reste. Ils ont des moyens que leurs parents n’avaient pas nécessairement pour s’offrir restaurants, voyages, spas, coiffure, massages et autres.

Et ceux qui n’ont pas ces moyens s’endettent, note le spécialiste, qui souligne que le niveau d’endettement des 65 ans et plus n’a jamais été aussi élevé.

Ces deux phénomènes qui alimentent la demande de services, soit la demande refoulée et l’arrivée massive des baby-boomers à la retraite, s’estomperont avec le temps, croit Jacques Nantel.

Plus d’emplois, de meilleurs emplois

Il y a plus de travailleurs actifs qu’avant la pandémie au Québec et les emplois qu’ils occupent sont de meilleure qualité, constate aussi l’Institut du Québec.

Les critères retenus pour juger de la qualité des emplois sont tous en hausse.

Entre 2019 et 2023, « le nombre d’emplois à temps plein a augmenté et les salaires ont augmenté », précise Emna Braham.

Les secteurs qui ont gagné le plus de travailleurs depuis 2019 sont la construction (+ 58 000) et l’enseignement (+ 56 000).

Le travail à temps partiel involontaire a aussi diminué, de 13 % de cette catégorie en 2019 à 8 % en 2023. Il y a aussi moins de travailleurs autonomes, « probablement parce qu’ils sont recrutés par les entreprises quand le marché se resserre », avance-t-elle.

La pandémie a été un électrochoc pour plusieurs travailleurs qui ont changé d’emploi. Mais le marché du travail québécois en 2023 n’est pas différent de ce qu’il était avant la pandémie, et alors que le départ à la retraite des baby-boomers était bien amorcé.

« C’est la cohorte la plus nombreuse qu’on ait connue. Ça fait beaucoup de monde à remplacer avec un bassin de main-d’œuvre qui augmente moins vite qu’avant. »

Le nombre de postes vacants, qui a atteint un niveau record l’an dernier, a été mis de l’avant pour illustrer la pénurie de main-d’œuvre. C’est un indicateur qui reflète surtout le fait que l’économie québécoise était sur une lancée qu’elle n’avait pas connue depuis longtemps, ce qui a accéléré la création d’emplois.

Le nombre de postes vacants est une bonne mesure des anticipations des entreprises, dit Emna Braham. « Ce n’est pas nécessairement des jobs, c’est ce qu’on anticipe, résume-t-elle. Il ne faut pas prendre les postes vacants pour du cash. »

Avec le ralentissement de l’économie, l’appétit d’embauche des entreprises s’est d’ailleurs calmé. Le nombre de postes vacants est en baisse, ce qui reflète les inquiétudes des entreprises au sujet d’une éventuelle récession.

+ 183 000

Il y a 183 000 travailleurs de plus en mai 2023 qu’en mai 2019, avant la pandémie.

Secteurs gagnants et secteurs perdants

Le chômage, avant et après la pandémie