L’Arabie saoudite est associée au blanchiment par le sport (sportswashing) par les temps qui courent. Le phénomène peut sembler lointain, mais il n’a visiblement pas de frontières.

L’offensive de l’Arabie saoudite – qui accumule les blâmes internationaux pour non-respect des droits de la personne – dans le sport et les affaires est tous azimuts. Au-delà du golf et des ponts d’or offerts aux étoiles du soccer comme Cristiano Ronaldo, ces pétrodollars servent également les intérêts d’un nom bien connu au Québec : Lawrence Stroll, ce milliardaire né à Montréal.

Ses liens d’affaires avec le plus grand pays du Moyen-Orient se déclinent sur deux axes. Le premier est bien connu des amateurs de Formule 1. Aramco est le principal commanditaire de l’écurie Aston Martin, qui appartient à l’homme d’affaires.

Le nom de la société nationale saoudienne d’hydrocarbures – l’une des plus grandes valeurs boursières aux côtés de géants comme Apple et Microsoft – est d’ailleurs bien visible sur les monoplaces qui rouleront sur le circuit Gilles-Villeneuve. On le retrouve aussi sur la combinaison des pilotes Lance Stroll – le fils de Lawrence – et Fernando Alonso.

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Arrêt aux puits pour la voiture Aston Martin de Fernando Alonso au Grand Prix de Formule 1 d’Espagne, le 4 juin dernier

Le deuxième est passé sous le radar. Depuis moins d’un an, le fonds souverain de l’Arabie saoudite, Public Investment Fund (PIF) en anglais, a débloqué pas moins de 250 millions CAN pour consolider sa place comme deuxième actionnaire du constructeur de voitures de luxe Aston Martin – derrière M. Stroll, qui est également président directeur de l’entreprise.

M. Stroll n’est pas seulement un partenaire d’affaires du plus vaste pays au Moyen-Orient. Selon le New York Times, le mariage d’une de ses filles, le mois dernier, aurait mis la table à une rencontre qui s’est avérée cruciale dans la fusion du circuit PGA Tour et LIV Golf, soutenu par l’Arabie saoudite.

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Lawrence Stroll lors d’un évènement de presse au Japon le 24 mai dernier

Bon nombre d’observateurs estiment que le royaume de Mohammed ben Salmane s’adonne à du blanchiment par le sport (sportswashing), une stratégie par laquelle des régimes totalitaires ainsi que des investisseurs qui y sont associés achètent des équipes ou accueillent des évènements prestigieux. Le régime saoudien est à l’origine du meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, ne respecte pas les droits de la personne et traite l’homosexualité comme un crime pouvant entraîner la peine de mort.

« C’est une logique qui devient malheureusement de plus en plus implacable et qui montre que le sport est rendu une énorme business », observe Sébastien Arcand, professeur titulaire au département de management à HEC Montréal.

L’exemple concernant M. Stroll est l’un des rares qui émanent du Québec dans le cadre des efforts de l’Arabie saoudite destinés à redorer son image à l’échelle internationale. Des intérêts saoudiens sont propriétaires d’équipes en Europe. Le pays veut accueillir la Coupe du monde en 2030 et a offert des fortunes à des vedettes du ballon rond comme Ronaldo et Karim Benzema pour qu’ils y terminent leur parcours professionnel.

Besoin d’argent

Ayant bâti sa fortune dans le milieu de la mode, où il a redressé des marques comme Tommy Hilfiger, M. Stroll s’est installé au début de 2020 chez l’emblématique constructeur automobile britannique Aston Martin, en difficulté financière. Il pilotait alors un consortium – dans lequel on trouve l’homme d’affaires André Desmarais – qui a injecté environ 315 millions.

Deux ans plus tard, le constructeur de voitures de luxe avait toujours besoin d’argent. Le 15 juillet dernier, le PIF s’est installé dans l’actionnariat en participant à une ronde de financement évaluée à environ 1 milliard. En conférence téléphonique avec les analystes pour commenter la transaction, M. Stroll avait été bref dans ses commentaires. Il s’était montré « ravi » d’être épaulé par des intérêts saoudiens.

Cependant, cité par le quotidien britannique The Guardian, l'homme d'affaires s’était dit « très à l’aise » d’accueillir ce régime du Moyen-Orient parmi les investisseurs chez Aston Martin, soulignant au passage que le fonds était également actionnaire de sociétés de « premier ordre » dans l’industrie automobile comme McLaren.

Au Royaume-Uni, l’arrivée d’investisseurs saoudiens chez Aston Martin n’a pas fait de vagues, se souvient Charles Tennant, analyste de l’industrie automobile britannique.

« Personne n’a écrit d’articles négatifs à ce sujet malgré l’image de l’Arabie saoudite et la façon dont les gens sont traités là-bas, souligne cet ancien professeur associé à l’Université Warwick et ex-chef de l’ingénierie chez Land Rover, en entrevue avec La Presse. En Grande-Bretagne, nous vendons une grande partie de notre industrie à des propriétaires étrangers. L’Allemagne ne laisserait jamais aller BMW ou Mercedes, les Américains ne vendraient jamais Ford, mais nous, on le fait. »

À l’heure actuelle, M. Stroll détient 21,06 % du constructeur de voitures de luxe, par rapport à 17,92 % pour le PIF.

Il n’a pas été possible de s’entretenir avec M. Stroll dans le cadre de ce reportage. Aston Martin n’a pas répondu à une demande d’entrevue de La Presse visant à discuter de la relation d’affaires entre l’homme d’affaires et l’Arabie saoudite.

« La finalité est partagée, dit Sébastien Arcand, de HEC Montréal. D’un côté, on veut avoir de l’argent pour faire fonctionner une écurie [de Formule 1] et payer Fernando Alonso. De l’autre, on veut véhiculer une image positive. Je suis réaliste et cynique à la fois. »

Un mariage clé

Indirectement, le nom du milliardaire s’est retrouvé lié à la fusion entre les circuits PGA Tour et LIV, une transaction annoncée le 6 juin dernier qui a secoué le monde du golf professionnel. Selon un reportage du New York Times que La Presse a publié en français mardi, le commissaire de la PGA, Jay Monahan, ainsi que le gouverneur du fonds d’investissement public, Yasir Al-Rumayyan, se sont rencontrés pour la première fois en personne le mois dernier, à Venise.

M. Al-Rumayyan devait se rendre en Italie pour assister au mariage de l’une des filles de M. Stroll, a rapporté le quotidien new-yorkais dans un récent reportage. En plus de son rôle au sein du fonds, M. Al-Rumayyan est également président du conseil d’administration d’Aramco. À écouter Lance Stroll – le fils de Lawrence – M. Al-Rumayyan est très proche de la famille Stroll.

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Yasir Al-Rumayyan est aussi président de l’équipe anglaise de soccer Newcastle United.

« Je l’appelle simplement Yasir (son prénom), a lancé le jeune pilote, jeudi, lors d’une mêlée de presse au Circuit Gilles-Villeneuve. Bien sûr je l’ai rencontré. Il vient à beaucoup de courses. C’est un type sympathique. Il est toujours très gentil avec moi. »

Interrogé sur la présence d’Aramco sur sa combinaison et la question des droits de la personne en Arabie saoudite, l’athlète a répondu être conscient des « problèmes dans cette partie du monde », en ajoutant que la « Formule 1, Aston Martin » et les autres sports aident le pays à « évoluer » et « améliorer la culture ».

Aramco n’est pas seulement partenaire de l’écurie Aston Martin. Le géant pétrolier est également un « commanditaire mondial du championnat de Formule 1 », souligne la directrice des communications et du marketing du Grand Prix du Canada, Sandrine Garneau. L’entreprise sera donc bien visible aux abords du circuit.

Mme Garneau n’a pas voulu commenter la présence d’un commanditaire saoudien lors de l’épreuve montréalaise. Il « s’agit d’un partenaire de la Formule 1 », a-t-elle indiqué dans un courriel, en dirigeant la question vers cette organisation.

D’autres liens québécois

Bombardier fait partie des commanditaires du pilote Lance Stroll depuis 2017. Le constructeur de jets privés fait désormais partie des « partenaires globaux » de l’écurie Aston Martin. Bombardier est l’unique entreprise québécoise à faire partie de cette liste. La multinationale n’a pas voulu dire si elle était mal à l’aise de voir son nom apparaître aux côtés de celui d’Aramco. « Le partenaire stratégique d’Aston Martin est Aramco et il y a donc une association indirecte avec Aramco, souligne David Pastoriza Rivas, professeur au pôle sport à HEC Montréal. Les entreprises doivent donc décider si elles souhaitent une telle association indirecte, car cela pourrait avoir un impact en matière de réputation. »

Qui est Lawrence Stroll :

Date de naissance : 11 juillet 1959

Selon le magazine Forbes, sa fortune est estimée à 5 milliards CAN.

Il s’est enrichi dans le monde de la mode en redressant des marques comme Tommy Hilfiger, Michael Kors ainsi que Pierre Cardin et Ralph Lauren au Canada.

Son entrée en Formule 1 survient à l’été 2018 quand il rachète les actifs de l’écurie Force India.

Le Fonds public d’investissement d’Arabie saoudite :

Création : 1971

Actif sous gestion : 620 milliards US (2022)

Investissements : Lucid Motors (8,9 milliards US), Uber (2,3 milliards US), Meta (691 millions US), Costco (515 millions US), Amazon (420 millions US)

(Il s’agit de prises de participation en actions achetées sur les marchés.)

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  • 3 février 2022
    Date à laquelle Aramco est devenue commanditaire de l’écurie Aston Martin.
    aston martin