Érika Becker, 28 ans, est responsable du développement des affaires chez Verkada, firme technologique de San Mateo, en Californie. Au moins 10 fois par jour, elle se tourne vers son patron : « Ai-je fait ça comme il fallait ? Qu’aurais-je pu faire mieux ? »

« Si je fais mal quelque chose, je veux le savoir. Je veux de l’avancement dans ma carrière », dit-elle.

Elle se présente cinq jours par semaine au boulot, comme tous ses collègues. C’est tout un changement par rapport à son ancien boulot chez Yelp, un travail 100 % virtuel où, souvent, elle parlait à son patron seulement une fois par jour au téléphone. Becker redécouvre l’avantage d’aller au bureau : des conseils et de la supervision. Plein de conseils et de supervision.

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Erika Becker, responsable du développement des ventes chez Verkada

Depuis la pandémie, les bouleversements au travail ont déboulé bien plus vite que la recherche qui en analyse l’impact. Des millions de Nord-Américains se sont mis à travailler de chez eux, au moins à temps partiel. Nombre d’entre eux, surtout les parents, tiennent férocement à la flexibilité de cet arrangement. Ils s’opposent aux efforts des grandes sociétés – comme Amazon, Disney et Starbucks – pour les ramener au bureau, faisant valoir leur excellente productivité en virtuel.

Mais cette flexibilité a un coût professionnel caché, affirme une étude économique publiée par la Réserve fédérale de New York et les universités Harvard et de l’Iowa. C’est une des premières grandes analyses des désavantages du télétravail.

Les jeunes désavantagés

Les économistes Natalia Emanuel, Emma Harrington et Amanda Pallais ont étudié le cas d’ingénieurs d’une grande firme technologique. En virtuel, la productivité des ingénieurs séniors a augmenté, mais les jeunes ingénieurs ont reçu beaucoup moins de conseils et de commentaires sur la qualité des codes informatiques sur lesquels ils travaillaient. Les jeunes ingénieurs étaient plus susceptibles de démissionner. L’encadrement moindre résultant du télétravail a eu plus d’effets chez les femmes.

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Tout le monde est de retour au bureau chez Verakda, à San Mateo.

« Il y a un compromis entre maintenant et plus tard dans le télétravail », dit Emma Harrington, économiste à l’Université de l’Iowa. « En télétravail, les jeunes ingénieurs – particulièrement les embauches récentes – reçoivent beaucoup moins de rétroaction de la part des ingénieurs séniors. »

Les résultats publiés sont préliminaires et parcellaires : ils mesurent un seul type d’interaction dans un seul groupe de travailleurs d’une seule société technologique.

Mais l’étude laisse poindre une conclusion plus large : le bureau joue un rôle crucial dans le développement de certains types de travailleurs du savoir en début de carrière.

Le mentorat et la formation que ces jeunes obtiennent en personne ne se font pas aussi bien sur Slack et sur Zoom.

« C’est ce que les grands-parents disent depuis longtemps », dit Natalia Emanuel, économiste à la Réserve fédérale de New York. « Se voir face à face, c’est bien mieux que se voir sur FaceTime. »

Pour certains employeurs, l’étude confirme la perception qui a guidé leurs décisions au sujet du travail hybride. « C’est dur de reproduire en virtuel tout ce qui favorise l’apprentissage et la formation en personne », dit Sara Wechter, cheffe des ressources humaines à la banque Citi, où la plupart des employés travaillent au bureau au moins trois jours par semaine.

Les avantages intangibles du travail en présentiel sont difficiles à étudier : par définition, ils se mesurent mal, disent les chercheurs.

La plupart des études antérieures sur le télétravail visaient les centres d’appels ou des lieux de travail similaires, où la productivité est facile à définir et à mesurer, mais où la créativité, la collaboration et le mentorat comptent moins, en général.

Natalia Emanuel et ses collègues se sont penchées sur des ingénieurs logiciels œuvrant dans une grande firme (non identifiée dans l’étude). Avant la pandémie, certains ingénieurs travaillaient en équipe sous le même toit. Ils se voyaient en personne lors de réunions formelles ou autour d’une même table à la cafétéria. Un autre groupe d’ingénieurs était réparti dans des bâtiments séparés. Les réunions étaient en ligne, pour éviter les 20 minutes de marche requises pour se voir sur le campus de l’entreprise.

Les trois économistes ont pu mesurer la rétroaction en comptant les commentaires faits par les ingénieurs sur les codes des collègues – une forme d’interaction essentielle dans les entreprises logicielles. Avant la pandémie, les ingénieurs travaillant dans le même édifice recevaient 21 % plus de rétroaction que ceux qui travaillaient à distance. Dès la pandémie, tout le monde s’est retrouvé en télétravail et l’écart a disparu. Conclusion : c’est la proximité physique qui rend possible cette collaboration accrue.

« Le pouvoir de la proximité »

« Le pouvoir de la proximité » (c’est le titre de l’étude) profitait surtout aux jeunes ingénieurs récemment embauchés, particulièrement les femmes. Les ingénieurs de moins de 30 ans recevaient généralement plus de rétroaction des collègues plus expérimentés, mais seulement s’ils travaillaient dans le même édifice.

« Ces effets sont très concentrés, dit Natalia Emanuel. Ceux qui profitent le plus du travail au bureau sont les jeunes ingénieurs ; ceux qui ont le plus à apprendre, sans doute. »

Chez Verkada, Erika Becker dit que ses nouvelles compétences viennent en partie avec le temps qu’elle passe au bureau. Comme gestionnaire, elle est plus critique et elle ne craint pas d’aborder ses 19 représentants pour discuter des améliorations qu’ils doivent apporter.

« À mes débuts de gestionnaire, j’étais super encourageante pour tout le monde. Mais je craignais d’aborder les sujets difficiles », dit-elle. Elle a changé à la suite des conseils de son patron, son voisin immédiat au bureau : « C’est un mentor qui te dit : ‟Hé, tu leur as donné des instructions. Est-ce qu’ils les mettent en pratique ?” »

Cet article a été initialement publié dans le New York Times.

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