« Tout ce que je souhaitais à travers l’ensemble de mes démarches, c’était d’être entendue, reconnue et validée. »

Victime d’une agression sexuelle, Marie* a plutôt senti qu’elle « dérangeait » l’enquêtrice et la procureure de Longueuil assignées à son dossier, qu’elle était « la chiante » qui posait des questions. Aucune accusation n’a finalement été portée contre son agresseur, bien que l’enquêtrice et la procureure au dossier lui aient assuré qu’elles la croyaient.

« J’ai trouvé cela d’une violence inouïe avec des gens qui t’invalident et qui te font culpabiliser », raconte Marie, qui travaille dans le domaine de la santé mentale.

La policière lui a dit d’entrée de jeu : « vous savez, ce sont des conséquences vraiment graves d’avoir des accusations criminelles ».

« Et moi ? Mes conséquences à moi ? », lâche Marie, qui s’est retrouvée dans un centre de crise après l’agression. Trois professionnels de la santé ont attesté d’un choc post-traumatique grave avec idéation suicidaire et trouble de dépression majeure. Elle fait encore des crises de panique régulièrement, deux ans après l’agression.

Marie est loin d’être la seule à voir son dossier ne pas être retenu par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).

D’après une compilation inédite réalisée par le DPCP à la demande de La Presse, 32,5 % des 4793  demandes d’intenter des procédures pour des infractions en matière de violence sexuelle n’ont pas été autorisées par les procureurs au Québec entre le 1er avril 2022 et le 31 mars 2023. Des données à interpréter avec prudence, affirme le DPCP, car leur inscription « doit se faire manuellement » dans les systèmes informatiques, et donc « certains dossiers peuvent ne pas avoir été comptabilisés correctement ».

Fardeau de la preuve

Au Québec, quand une victime porte plainte à la police, une enquête est menée. Le dossier est ensuite remis à un procureur, qui doit décider s’il dépose ou non des accusations.

Dans les dossiers d’agressions sexuelles, différents facteurs peuvent amener un procureur à déposer ou non des accusations. Il existe notamment la question du « fardeau de la preuve hors de tout doute raisonnable » et de la « perspective raisonnable de condamnation ».

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Élizabeth Corte, ex-juge en chef de la Cour du Québec

Même si le procureur a « la conviction que l’agression sexuelle a eu lieu », il peut « ne pas avoir la conviction d’être capable d’en faire la preuve », explique l’ex-juge en chef de la Cour du Québec Élizabeth Corte, qui a coprésidé le Comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale ayant produit le rapport Rebâtir la confiance, en 2020.

Sachant cela, comment doit-on interpréter ce taux de 32,5 % de plaintes pour violences sexuelles rejetées, donc67,5 % retenues ? D’autant plus que ce taux est légèrement inférieur à celui des plaintes non retenues pour l’ensemble des crimes durant la même période (33 %), selon les données du DPCP. « Je ne trouve pas ça mauvais […] Ça a déjà été plus dramatique que ça », affirme la professeure à l’Université Laval Julie Desrosiers, qui a aussi coprésidé le comité ayant mené au rapport Rebâtir la confiance.

Cela semble être « une amélioration, mais ça ne veut pas dire que c’est le mieux qu’on puisse faire », ajoute Élizabeth Corte.

Professeure au département des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Rachel Chagnon estime qu’un « gros coup de barre » a été donné par le DPCP ces dernières années. Selon elle, les procureurs sont aujourd’hui « moins frileux » à aller de l’avant avec des accusations.

Des tribunaux spécialisés ont été créés dans 16 régions du Québec. Le gouvernement s’est donné jusqu’en 2026 pour en implanter dans tous les districts judiciaires de la province.

Cela dit, le droit criminel, lui, n’a pas changé, rappelle la professeure à la faculté de droit de l’Université Laval Louise Langevin. « La présomption d’innocence et les règles de droit criminel continuent à s’appliquer », note cette spécialiste des violences faites aux femmes. On a peut-être « mis les attentes trop hautes » chez certaines victimes.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES A PRESSE

Léa Clermont-Dion, autrice de l’ouvrage Porter plainte, réalisatrice et chercheuse postdoctorale à l’Université Concordia

Autrice de l’ouvrage Porter plainte, réalisatrice et chercheuse postdoctorale à l’Université Concordia, Léa Clermont-Dion dit « comprendre la grande insatisfaction de certaines victimes dont la plainte n’est pas retenue ». Pour elle, il faudrait « mieux leur expliquer les principes du droit criminel ».

26 recommandations réalisées

Au bureau du DPCP, on explique qu’« aucune cible ne peut être valablement fixée relativement au nombre de dossiers autorisés ». On assure que chaque dossier « est étudié avec rigueur et impartialité », que les décisions « reposent sur une analyse objective des principes juridiques en fonction des faits révélés par la preuve recueillie ». En plus d’analyser la « perspective raisonnable de condamnation », les procureurs doivent également évaluer « l’opportunité de poursuivre dans l’intérêt public ». Le DPCP tient à préciser que « le fait qu’un dossier soit refusé ne signifie pas que la personne victime mente ou n’ait pas vécu les évènements au cœur de sa dénonciation ».

Le DPCP indique que depuis le dépôt du rapport Rebâtir la confiance, 26 des 46 recommandations le concernant ont été réalisées. Des outils ont été mis à la disposition des procureurs pour « vulgariser des concepts juridiques parfois complexes ».

Léa Clermont-Dion affirme que le Québec a franchi des pas de géant depuis le dépôt du rapport Rebâtir la confiance. Néanmoins, certains éléments restent à améliorer, dont « pérenniser la formation des différents intervenants ». Il faudrait aussi mieux « parler des autres options » aux victimes, comme les services de l’IVAC, d’Équijustice et des ressources dans les bureaux d’intervention et de prévention en matière de harcèlement dans les universités, notamment.

Julie Desrosiers affirme également que le progrès réalisé en cinq ans est « formidable », mais qu’on est à l’étape où il faut le mettre en pratique et le consolider. « Les gens sont impatients, mais ça vient juste d’être implanté. Il faut que les changements se fassent », souligne-t-elle.

« Je voulais juste qu’il en finisse »

Dans le district judiciaire de Longueuil, où est survenue l’agression de Marie (tout comme celle de Rose, à l’onglet suivant), il n’y a toujours pas de tribunal spécialisé.

Marie a été agressée par un ami dans un contexte de « coercition sexuelle ». Il lui faisait souvent savoir qu’il aimerait qu’ils soient plus que des amis. Il la touchait de manière inappropriée et remettait ensuite la faute sur l’alcool qu’il avait consommé. Elle lui avait déjà confié qu’elle avait été victime d’abus sexuels durant l’enfance et que son réflexe était de « figer », de « dissocier ».

Un jour, elle est débarquée chez lui, « vulnérable », après s’être « chicanée très fort » avec son conjoint.

« Il savait mon passé traumatique, il savait que je pouvais dissocier, figer », raconte-t-elle. Et c’est ce qui est arrivé ce jour-là. ll a profité de sa vulnérabilité pour l’agresser. Elle a figé.

« Je voulais juste qu’il en finisse, explique-t-elle à La Presse. Jamais je n’ai été consentante. »

La procureure a conclu à une « croyance sincère, mais erronée au consentement » chez l’agresseur et a choisi de ne pas porter d’accusation. Elle a assuré à Marie qu’elle la croyait, mais qu’elle n’avait pas une « perspective raisonnable de condamnation ».

Durant son enquête, la policière a interrogé des amis de l’homme soupçonné d’avoir agressé Marie, mais jamais le suspect. « Comment la procureure peut conclure à une connaissance sincère, mais erronée au consentement sans lui avoir parlé ? », se demande Marie.

Marie a porté plainte à la police trois semaines après l’agression. Avec le recul, elle aurait fait sa déposition plus tard, accompagnée d’une intervenante spécialisée en violences sexuelles. Car des détails lui sont revenus des mois après, alors qu’elle était en psychothérapie. « Je ne le savais pas qu’on avait un “one shot”. Quand tu fais ta déposition, tu ne peux pas y revenir par la suite », déplore-t-elle.

L’État a mis la barre haut avec Rebâtir la confiance : « On a dit : “allez-y, allez-y”, mais derrière, le système ne suit pas », estime Marie. Cela prend des changements législatifs, croit-elle, comme en Espagne, qui reconnaît désormais que la volonté de la victime est parfois annulée par son état de sidération et que certaines femmes se soumettent pour éviter de plus grandes violences.

Au-delà des tribunaux

Cofondatrice de Québec contre les violences sexuelles, Mélanie Lemay souligne que le rapport Rebâtir la confiance recommandait de « mieux soutenir les personnes victimes dans tous les domaines de droit », notamment le droit familial, le droit du logement et la protection de la jeunesse. Mme Lemay déplore que les tribunaux spécialisés « restreignent la question de l’aide et du soutien à une question criminelle qui ramène à porter plainte à la police ». Selon elle, parce que tout est concentré autour du tribunal spécialisé, « c’est comme si tout tombe quand ta plainte n’est pas retenue ».

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, ARCHIVES LA PRESSE

Rachel Chagnon, professeure au département des sciences juridiques de l’UQAM

Se faire dire « on te croit, mais on n’ira pas plus loin, c’est triste mais ce n’est pas scandaleux », nuance la professeure Rachel Chagnon, de l’UQAM. « Il faudrait que collectivement et socialement on continue de réfléchir à d’autres avenues pour permettre aux victimes d’obtenir un certain sens de justice, explique-t-elle. Mais c’est quelque chose auquel les victimes seront toujours confrontées même dans les meilleures conditions. »

Son de cloche similaire chez Julie Desrosiers, de l’Université Laval : « L’important, c’est qu’on […] améliore l’accompagnement et qu’on soit capable d’avoir un système qui, même quand la victime n’est pas nécessairement d’accord avec le résultat […] qu’elle ait l’impression d’avoir été considérée pleinement ». Car sans une bonne communication, dit Julie Desrosiers, ce que les victimes retiennent, « c’est l’émotion de douleur ».

Après le refus du DPCP d’intenter une poursuite criminelle, Marie, elle, a choisi la poursuite au civil, car elle souhaite par-dessus tout que son agresseur « prenne ses responsabilités » et « aille en thérapie » pour éviter la récidive.

* Son prénom est fictif, son histoire ne l’est pas.

À lire demain : le bilan de Juripop

Une version précédente de ce texte indiquait que 29% des dossiers avaient été rejetés, d'après des chiffres du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), qui avait indiqué que 71% des 33 919 demandes d'intenter des procédures (DIP) pour des infractions en matière de violence sexuelle reçues entre le 1er avril 2022 et le 31 mars 2023 avaient été autorisées par les procureurs. Or, le DPCP a commis une erreur en incluant dans ses données brutes les DIP en matière de violence conjugale. Ce sont plutôt 4793 DIP qui ont été reçues en matière de violence sexuelle au cours de cette période de référence, dont 3233 ont été autorisées (67,5%), a corrigé -le 9 janvier 2024- le DPCP. «Cela dit, il importe de souligner que la proportion des DIP ayant été autorisées est similaire et n’invalide pas la réalité dépeinte dans votre article», a précisé sa porte-parole par courriel.

Ressources disponibles

Ligne ressource Info-aide violence sexuelle : 1-888-933-9007

Ligne info DPCP violence conjugale et sexuelle (lundi au vendredi, de 8 h 30 à 16 h 30) : 1 877 547-DPCP (3727)

Ligne Rebâtir : 1-833-REBÂTIR (8 h 30 à 16 h 30) ou projet@rebatir.ca

En savoir plus
  • 4600
    Nombre d’intervenants formés sur la violence sexuelle et conjugale depuis Rebâtir. soixante postes ont aussi été créés au DPCP et dans les centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC)
    Source : DPCP