Rose* ressort « vidée » de sa récente plongée dans le système de justice.

« Franchement, je ne sais pas ce que ça prend pour se rendre jusque-là [au tribunal] », conclut l’infirmière clinicienne et étudiante au doctorat de 24 ans.

Rose a rencontré La Presse en avril, alors que la mairesse de Longueuil, Catherine Fournier, révélait qu’elle était la victime de l’ex-député Harold LeBel condamné à huit mois de prison pour agression sexuelle en janvier dernier.

Pour cette jeune victime présumée, l’histoire de Catherine Fournier est loin d’être universelle. Et ne doit surtout pas « justifier un système franchement défaillant ».

Rose dénonce notamment le manque d’humanisme du processus mis en place dans la foulée du rapport Rebâtir la confiance pour permettre aux victimes dont la plainte pour violences sexuelles a été rejetée de la voir révisée par un procureur en chef.

Rose a reçu le courriel du procureur en chef qui révisait son dossier à 16 h, à la veille du long week-end de Pâques. Il avait eu 30 jours pour répondre à sa demande de révision. C’était le 30e. Le procureur n’a pas pris la peine de la rencontrer ni de lui téléphoner.

Je ne peux pas vous expliquer le vide que je ressentais. Je ne ressentais même plus de colère, de rien. C’était juste le néant absolu.

Rose

Dans ce courriel que La Presse a pu consulter, le procureur-chef explique qu’il n’est « pas en mesure de trouver dans le processus décisionnel de la procureure une faille ou erreur qui justifie une intervention de la part du procureur en chef ».

Sans commenter ce cas précis, Julie Desrosiers et l’ancienne juge Élizabeth Corte – coprésidentes du Comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale ayant produit le rapport Rebâtir la confiance – estiment que le modèle de révision choisi par le DPCP est « bon ».

Depuis le mouvement #moiaussi né en 2017, « il y a beaucoup d’efforts qui ont été faits au DPCP pour encourager les procureurs à avoir une attitude beaucoup plus empathique, plus soutenante, à reconnaître le caractère particulier et sensible de ce type de dossier », rappelle de son côté la professeure à la faculté des sciences juridiques de l’UQAM Rachel Chagnon. « Pourquoi il n’y aurait pas la même logique qui s’appliquerait au moment de la demande de révision de la décision du procureur ? », demande l’experte. Mais après avoir dit cela, « nous savons que le DPCP est à bout de ressources, qu’il n’a pas de personnel, qu’il n’a plus d’argent et que ça va mal », poursuit-elle.

« C’est une question d’humanité »

Autrice de l’ouvrage Porter plainte, réalisatrice et chercheuse postdoctorale à l’Université Concordia, Léa Clermont-Dion estime qu’un « courriel est inacceptable pour te dire que ta plainte n’est pas retenue ». « C’est une question d’humanité », dit-elle.

Sans commenter ce cas précis, le bureau du DPCP assure que chaque dossier « est analysé d’une façon rigoureuse » et que le manque de ressources n’influence pas les décisions. Mais les citoyens insatisfaits peuvent toujours porter plainte sur la qualité des services du DPCP.

La Presse a corroboré l’histoire de Rose grâce à un enregistrement d’une rencontre entre la victime, la procureure et l’enquêteur spécialisé.

La jeune femme raconte avoir été agressée sexuellement par son meilleur ami un soir où elle l’avait invité à souper. « Je le considérais comme mon frère », dit-elle, toujours ébranlée, deux ans après l’évènement.

C’était quelques jours avant son examen de l’Ordre des infirmières et 13 jours avant le début de son doctorat dans une grande université montréalaise.

Son ami savait que pour traiter un problème de santé, elle prenait une médication qui entraîne une grande somnolence. Il avait apporté une bouteille de vin.

Comme Rose ne boit pas d’alcool, il l’a incitée à prendre ses médicaments pour qu’ils soient tous deux « au même niveau », raconte-t-elle. Ce qu’elle a fait.

Plus tard ce soir-là, il a profité de sa vulnérabilité pour l’agresser. « J’étais incapable de le repousser », explique-t-elle en insistant sur le fait qu’elle n’était pas en état de consentir.

La Presse a eu accès à sa déclaration écrite à la police, à la liste de médicaments qui lui sont prescrits ainsi qu’au document de l’Indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) qui reconnaît qu’elle a été « victime d’agression sexuelle ».

Durant l’enquête policière, des détails de cette nuit-là lui reviennent. La jeune femme offre alors de faire des ajouts à sa déclaration, mais l’enquêteur spécialisé en agression sexuelle responsable de son dossier lui indique qu’il n’en a pas besoin.

Rose suggère aussi au policier de demander un avis médical sur les effets secondaires des médicaments qu’elle avait consommés ce soir-là. Encore une fois, l’enquêteur lui répond que ce n’est pas nécessaire.

Treize mois plus tard, la jeune femme est convoquée à une rencontre avec la procureure et l’enquêteur spécialisé. L’enquête est terminée. Aucune accusation ne sera portée, lui annonce-t-on. La procureure considère qu’il n’existe pas « une perspective raisonnable de condamnation ».

« Ce n’est pas parce que je ne te crois pas, insiste la procureure auprès de la jeune femme. Ce n’est pas parce que je remets en doute ce que tu dis. » Mais en même temps, la procureure lui souligne que « ce n’est pas nécessairement parce qu’on est sous l’influence d’une substance que ça nous rend complètement incapable de consentir ».

Consentement

La professeure de l’UQAM Rachel Chagnon rappelle que « si tu as une conscience altérée, tu n’es pas dans le consentement ». « Le “pas complètement incapable de consentir”, ça n’existe pas dans la jurisprudence », indique-t-elle sans toutefois commenter ce cas précis. Et si une personne t’incite à consommer de l’alcool ou de la drogue, le consentement ne tient pas, précise-t-elle.

L’avocate de la poursuite avisera Rose plusieurs fois durant la rencontre qu’elle peut demander une révision de sa décision auprès du procureur-chef.

Le processus judiciaire n’est pas parfait et il n’est pas facile à traverser, non plus. Jamais je ne vais porter des accusations pour te faire plaisir à ce stade-ci, quand je sais que down the road, on n’arrivera pas à nos fins. Ce n’est pas parce que je considère que tu n’es pas une victime.

La procureure dans le dossier

L’enquêteur lâchera pour sa part plusieurs commentaires à Rose qui lui ont semblé déplacés – que La Presse a pu entendre dans l’enregistrement.

« Honnêtement, je suis super sur la coche avec toutes mes victimes », lui assure le policier. Il lui souligne qu’elle a eu la chance de faire une longue déclaration sur vidéo alors que plusieurs de ses confrères se seraient contentés d’une déclaration écrite.

« J’ai des lettres de plein de victimes qui m’écrivent et qui remercient le ciel que ce soit moi [leur enquêteur] », ajoutera-t-il en disant avoir reçu des fleurs de l’une d’elles pas plus tard que deux semaines auparavant.

 Ou encore : « Tu n’as pas tout perdu. Tu es une belle fille. Tu es super intelligente. Il y en a beaucoup qui n’ont pas ça. »

Aujourd’hui, Rose a épuisé ses recours en justice criminelle.

« Si c’était à refaire », la jeune femme dit qu’elle ne porterait pas plainte.

*Son prénom est fictif, son histoire ne l’est pas.

Un besoin de données plus détaillées

La Presse a obtenu une statistique sur le nombre de plaintes rejetées pour tout le Québec, mais le DPCP n’a pas été en mesure de ventiler les données par district judiciaire. « Il y a un vrai problème pour trouver des données probantes et […] ce n’est pas juste le DPCP qui est en cause, c’est l’entièreté du système au Québec, se désole la professeure au département des sciences juridiques de l’UQAM Rachel Chagnon, dans la mesure où le système informatique sur lequel repose le système judiciaire au Québec est extrêmement désuet. » Or, une ventilation par district judiciaire aurait permis un meilleur portrait. « Prenons l’Abitibi et la Côte-Nord : si 100 % des plaintes déposées par des femmes qui viennent des différentes nations [autochtones] ne sont jamais entendues et que 90 % des plaintes déposées par des femmes blanches sont entendues, ce qui pourrait être le cas si ce qu’on m’a dit dans ces secteurs-là s’avère, souligne l’experte, je pense qu’on pourrait montrer qu’il y a des choses qui ne se passent pas comme elles devraient se passer. » Pour Julie Desrosiers, qui a coprésidé le comité d’experts ayant mené au rapport Rebâtir la confiance, obtenir des données probantes est « important, car après, parfois on a de mauvaises cibles. On ne sait pas exactement ce qu’il faut changer ».

À lire demain : Le bilan de Juripop

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  • 30 %
    Proportion des victimes d’agression sexuelle qui sont « peu satisfaites de leur contact avec le système de justice »
    Source : Rapport Rebâtir la confiance