Une femme de 88 ans qui réclamait des soins à domicile et de l’aide psychosociale depuis des années a mis fin à ses jours l’an dernier. Son désespoir était tel qu’elle avait même demandé l’aide médicale à mourir, alors qu’elle n’y était manifestement pas admissible. Un cas comme on en voit « de plus en plus » au Québec, prévient la coroner qui a enquêté sur cette mort.

« Elle est passée à travers toutes les mailles »

« C’est comme si elle était passée à travers toutes les mailles. Elle a donné tous ses besoins. Et ses besoins n’étaient pas compris. Elle était vraiment incomprise, cette dame-là », déplore la coroner Julie-Kim Godin en entrevue avec La Presse.

Rema Kessler s’est tuée dans son bain le 15 février 2022. Son corps a été trouvé le lendemain dans son appartement d’une résidence pour aînés autonomes de Montréal, ironiquement par une aide à domicile qu’elle avait engagée au privé à force de se heurter à des services inadaptés et à des délais de plusieurs mois. Son amie Maureen Adelman a été avisée aussitôt par téléphone. Elle a appris la nouvelle avec consternation. « C’était une battante. Une femme extrêmement vive, intelligente aux opinions très fortes, décrit-elle. Pourquoi est-ce qu’elle a dû aller aussi loin ? »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

La coroner Julie-Kim Godin

Son histoire, « vraiment triste », souligne Me Godin, n’est malheureusement pas anecdotique.

« Je ne peux pas faire de diagnostic [du système de santé], mais c’est sûr qu’on en voit de plus en plus, des personnes vulnérables qui n’ont pas accès aux soins du service à domicile et qui finissent par avoir un accident et décéder du risque pour lequel elles étaient en attente de service. Ou sinon, l’absence de services peut mener à une détresse et les gens se laissent aller ou se suicident », dit la coroner en entrevue.

C’est le second scénario qu’a vécu Rema Kessler.

En vieillissant, sa santé était devenue précaire. Elle avait des problèmes de vision et d’équilibre. Elle prenait des médicaments pour des troubles de santé mentale. Elle était faible et fatiguée. Elle était en froid avec sa famille et avait dû cesser ses activités sociales depuis la pandémie de COVID-19. Elle se sentait très seule.

Au fil des ans, l’octogénaire a souvent demandé de l’aide. Elle a eu des interactions avec plusieurs organismes et intervenants médicaux et psychosociaux : médecin de famille, CLSC, Direction du soutien à l’autonomie des personnes âgées (SAPA), infirmière, ligne Info-Social. Elle était suivie au CLSC Côte-des-Neiges.

La femme a notamment réclamé des services pour alléger son quotidien et gérer ses finances et de l’aide psychologique.

Plusieurs mois s’écoulaient parfois avant qu’elle ne reçoive une réponse. Ce qui lui était finalement offert ne convenait pas à ses besoins, a constaté la coroner.

Un exemple : Mme Kessler a demandé de l’aide au repas les matins de fin de semaine. On lui a plutôt offert une aide pour le dîner. Elle a refusé le soin et le service d’aide alimentaire a tout simplement été annulé.

« Le CLSC n’a pas été capable de s’adapter. Si elle demande le déjeuner, il faut lui offrir le déjeuner, tranche la coroner. À de nombreuses reprises, on lui a dit : vous nous demandez A, on vous offre B. Si vous ne prenez pas B, on ferme votre dossier. Ils fermaient le dossier et six mois plus tard, elle les relançait. »

Un autre exemple : Mme Kessler acceptait mal sa perte d’autonomie et exprimait parfois ses besoins avec réticence ou ambiguïté, ce qui entraînait une offre inadaptée ou carrément un refus. « Ils étaient très rigides sur le plan du service. Les gens plus âgés peuvent être fiers. Pour moi, ce n’est pas un motif de refus de service, martèle la coroner. Quand la préposée venait à la maison, Madame voulait montrer qu’elle n’était pas si pire que ça. Elle avait de la difficulté à accepter le déclin. Et face à ça, on lui refusait les soins. »

Dans les mois précédant sa mort, l’état mental de Mme Kessler s’est détérioré et ses interactions avec des professionnels de la santé se sont intensifiées.

Elle a indiqué à plusieurs reprises aux intervenants du CLSC qu’elle avait des idées noires. Aucun filet de sécurité n’a été déployé.

Voici la séquence des évènements :

En décembre 2021, deux mois avant de mettre fin à ses jours, Rema Kessler a refait une demande au CLSC pour obtenir des services à domicile et de l’aide pour gérer ses finances. Elle a reçu une référence pour une consultation avec un travailleur social et a été inscrite sur une liste d’attente. Une prise en charge était prévue dans les 30 jours. « En attendant d’obtenir des services, aucun soutien ou plan de sécurité ne semble avoir été mis en place, même si Mme Kessler parlait à ce stade ouvertement de son désir de mourir », a noté la coroner Julie-Kim Godin dans son rapport.

Le 13 janvier 2022, l’octogénaire a demandé à sa médecin de famille d’obtenir l’aide médicale à mourir le jour même. Elle n’a rien voulu entendre lorsque la soignante lui a expliqué que cela ne serait pas possible. Elle a donc été transportée à l’hôpital St. Mary, dans l’ouest de Montréal, et hospitalisée une dizaine de jours. Elle a été évaluée en physiothérapie et en ergothérapie. Des démarches ont été faites par l’hôpital pour qu’elle puisse obtenir plus de services du CLSC, dont un suivi psychosocial et une évaluation de ses besoins et de la sécurité de son domicile. Rien, toutefois, concernant son désir d’en finir.

« Il ne semble pas y avoir eu de demande de service en matière de prévention du suicide ou de plan de sécurité pour son retour à domicile. On a vraisemblablement présumé que sa médecin de famille ferait le suivi, mais celle-ci n’en a pas été avisée immédiatement », dit le rapport.

Le 22 janvier, Rema Kessler est retournée seule chez elle.

Le 31 janvier 2022, la médecin de Mme Kessler l’a contactée après avoir été alertée par un proche. La femme de 88 ans a admis être « extrêmement fatiguée, avoir de la difficulté à accomplir ses activités quotidiennes, souffrir d’un déclin de son état de santé, d’isolement et d’une perte d’intérêt généralisée ». Elle avait besoin d’aide, a-t-elle dit. La médecin a avisé le CLSC d’augmenter les services.

Le 4 février 2022, Mme Kessler a été évaluée par une travailleuse sociale.

Même si l’octogénaire lui a fait part de son désir de mourir et qu’elle lui a dévoilé quand et comment elle envisageait de mettre fin à ses jours, la soignante a conclu que sa patiente présentait un risque suicidaire bas.

Le 15 février, elle s’est suicidée.

Deux établissements de santé ont été sévèrement interpellés par Me Godin, dont le rapport de 10 pages compte 7 recommandations et 13 sous-recommandations. Elle montre du doigt plusieurs lacunes, dont une incapacité du CLSC à s’adapter aux besoins de son usagère, un manque d’ouverture pour comprendre pourquoi elle refusait certains services, un soutien inadéquat en santé mentale et une mauvaise évaluation du risque suicidaire.

Me Godin est formelle : la mort de Mme Kessler aurait pu être évitée. Elle déplore « de nombreuses occasions manquées d’aider [l’aînée], qui ont clairement contribué à sa détresse ».

« Quand les gens n’ont pas accès aux soins et services qui sont requis par leurs besoins, ça entraîne une détresse. Cette détresse-là, ici, a évolué au fil du temps, croit la coroner. On veut s’assurer que les gens restent dans la communauté. Je comprends les gens qui veulent rester à leur maison aussi, mais il faut leur offrir des services en conséquence », dit-elle en entrevue.

La Presse a contacté les deux centres de santé et de services sociaux impliqués dans ce dossier.

Un porte-parole du CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal, dont fait partie le CLSC Côte-des-Neiges, a indiqué ne pas pouvoir commenter un cas particulier « afin de préserver la confidentialité [des] patients ». « Nous avons donné suite à toutes les recommandations de la coroner. »

Le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, qui chapeaute l’hôpital St. Mary d’où Mme Kessler a reçu un congé sans filet psychologique, a mené une enquête interne et mis en place ses propres recommandations ainsi que celles de la coroner. Un plan d’action est en cours d’implantation.

« Des formations portant sur la prévention du suicide, le dépistage du risque suicidaire, l’évaluation et l’intervention auprès d’une personne à risque suicidaire et sur la détresse et le risque suicidaire sont offertes en continu aux équipes, et ce, dans tous nos hôpitaux. Nous travaillons également à bonifier notre offre de services sur le suivi étroit qui doit être effectué auprès des usagers à la suite d’une crise suicidaire », indique la porte-parole Hélène Bergeron-Gamache.

D’autres cas

• Une femme de 81 ans a été trouvée morte chez elle en mars 2022. Comme il a fallu plusieurs jours avant que son corps ne soit découvert, la coroner qui a enquêté n’a pu établir la cause du décès avec certitude. Selon l’enquête, l’octogénaire se sentait très seule depuis la mort de son mari. Elle ne mangeait presque plus. Un proche a raconté qu’elle se serait « laissée aller ». La femme était en attente d’une évaluation pour des soins à domicile après un signalement au CLSC par la police.

• Une femme de 64 ans s’est jetée de son balcon à l’hiver 2022. Malgré des problèmes de santé mentale, deux hospitalisations pour idéations suicidaires et plusieurs demandes d’aide, elle n’avait bénéficié d’aucun suivi psychiatrique ou psychologique ni d’un traitement pharmacologique. Elle avait verbalisé à des professionnels de la santé qu’elle avait la conviction d’être infestée par des insectes, qu’elle avait des difficultés à accomplir ses activités de la vie quotidienne et qu’elle avait l’impression d’avoir perdu le contrôle de sa vie. Elle avait demandé d’être « prise en charge de façon importante ».

21 009 

Nombre de Québécois en attente d’un premier service de soins à domicile en date du 9 septembre 2023. Une hausse de 447 par rapport à mars.

Source : ministère de la Santé et des Services sociaux

15 289

Nombre de Québécois en attente d’un service de première ligne en santé mentale, dont 10 418 sont hors délai.

Source : ministère de la Santé et des Services sociaux

28,4 %

Proportion des aînés de Montréal qui rapportent fréquemment vivre de la détresse psychologique. Ça paraît beaucoup (plus d’un sur quatre), mais ça reste le groupe d’âge qui déclare en vivre le moins.

Source : Enquête québécoise sur la santé de la population 2020-2021

Besoin d’aide pour vous ou un proche ?

Ligne québécoise de prévention du suicide : 1 866 APPELLE (277-3553)

Consultez le site de l’Association québécoise de prévention du suicide

Le risque suicidaire difficile à dépister chez les aînés

Le risque suicidaire est plus compliqué à dépister chez les aînés, parce que plusieurs symptômes de la dépression et des idées suicidaires s’apparentent à ceux du vieillissement. Un fait d’autant plus inquiétant que le taux de suicide a augmenté chez les femmes de 65 ans et plus dans les dernières années. Camille Poirier-Veilleux, travailleuse sociale et répondante régionale des interventions de santé publique en prévention du suicide à la Santé publique de Montréal, nous aide à mieux comprendre.

Quels sont les facteurs de risque propres aux aînés ? Quelles sont leurs vulnérabilités ?

Les aînés ont des facteurs de risque qui sont assez uniques. On peut penser à tous les deuils en lien avec le vieillissement, que ce soit des deuils de personnes chères, d’une maison où on a été toute sa vie, d’un état de santé physique. On perd certaines capacités. Il y a des changements qui se produisent aussi à cette étape de la vie, des périodes de transition qui peuvent super bien se passer, mais qui peuvent être plus difficiles. On parle aussi d’une diminution des relations sociales, des liens significatifs, on perd des amis qui étaient aussi vieillissants. Les aînés sont plus susceptibles de vivre seuls, ça peut jouer sur le plan de l’isolement. Il y a aussi des conceptions qu’on a du vieillissement. On peut avoir un sentiment d’être inutile ou d’être un fardeau pour ses proches. Ça joue aussi beaucoup sur le moral, on peut se l’imaginer. Les douleurs qui sont liées à certaines maladies sont plus présentes quand on est aîné. Ça a un gros impact sur la santé mentale. Et il y a l’âgisme de façon générale, toute la discrimination aussi que peuvent vivre les personnes aînées dans nos sociétés.

PHOTO FOURNIE PAR CAMILLE POIRIER-VEILLEUX

Camille Poirier-Veilleux, travailleuse sociale et répondante régionale des interventions de santé publique en prévention du suicide à la Santé publique de Montréal

Selon l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), les femmes de 65 ans et plus représentent le seul groupe pour lequel le taux de suicide a augmenté légèrement depuis 2010. Le nombre de suicides en 2020 a été « particulièrement élevé », dit l’INSPQ, avec 63 suicides. Faut-il s’inquiéter ?

Ça va être une tendance à suivre. C’est le seul groupe d’âge pour lequel on observe une légère tendance [à la hausse] dans les dernières données. Ce sont des données de 2021, donc ce ne sont pas les données les plus récentes, mais c’est ce qu’on a. On surveille. On n’est pas nécessairement inquiets, mais ça reste qu’on va accorder une attention particulière à ce groupe-là. […] Les données qu’on a, elles ont leurs limites. [Sur le terrain], on rapporte plus de détresse psychologique chez les aînés depuis la pandémie. Les organismes communautaires avec lesquels on travaille nous le disent souvent.

Est-ce que le risque suicidaire est plus difficile à détecter chez les aînés ? Est-ce que les symptômes sont différents ?

C’est un petit peu plus compliqué pour les aînés. La dépression ne va pas se manifester de la même façon que chez la population adulte ou jeunesse. Les signes de dépression chez les aînés vont être un peu camouflés. Parfois c’est de la fatigue, des problèmes de sommeil, de la confusion, qui peuvent être liés à des étapes normales du vieillissement, mais qui peuvent aussi ne pas du tout être liés, et être davantage liés à l’état de santé mentale. Les difficultés à dormir, est-ce que c’est en lien avec le vieillissement, ou c’est davantage en lien avec la préoccupation de la personne par rapport à un évènement de vie ? Pour ce qui est des idées suicidaires, c’est ça aussi. Les changements de comportement qui nous aident à identifier un risque suicidaire peuvent être liés aussi au vieillissement. Je pense par exemple à quelqu’un qui a moins envie de voir ses amis. En général, pour un adulte, on va se dire : ah ben là, la personne s’isole, elle ne va pas bien. Mais pour un aîné, on va dire : ah, mais c’est normal qu’elle sorte moins, elle a la misère à marcher, par exemple.

Est-ce que la pénurie de ressources dans le réseau de la santé et les délais d’accès aux soins peuvent avoir un impact sur la détresse psychologique et sur les idéations suicidaires des aînés ?

On ne peut pas faire de lien de cause à effet quand on parle de suicide, c’est multifactoriel. Par contre, l’accessibilité des soins et des services, c’est super important. Donc, c’est une cible d’intervention d’augmenter l’accessibilité des soins et des services s’il y a des problèmes d’accès.