(Québec) Il n’y a pas que dans les hôpitaux et les CHSLD que la main-d’œuvre indépendante sera bientôt interdite. Québec veut aussi que l’on cesse d’y avoir recours pour les soins à domicile, un secteur où la demande explose. Si le réseau s’en réjouit, les comités d’usagers craignent des ruptures de service.

La mesure est passée sous le radar lors de l’adoption au printemps dernier de la loi visant à sevrer le réseau de la santé des agences de placement privées. L’objectif est d’arrêter complètement de recourir à leurs services d’ici 2026, et dès l’an prochain pour les grands centres urbains.

Dans la foulée de la transition, un premier contrat pour l’embauche d’auxiliaires aux services de santé et sociaux – des employés qui se déplacent à domicile – à Montréal et à Laval crée déjà des remous, selon l’Association des soins à domicile du Québec (ASDQ).

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Alison Green, vice-présidente de l’ASDQ et PDG de l’agence Bien Chez Soi

« Depuis le 1er octobre, il y a des histoires d’horreur de gens qui n’ont aucun service, ou chez qui trois préposés se présentent en même temps », dit la vice-présidente de l’ASDQ, Alison Green. Son entreprise, Bien Chez Soi, offre à elle seule des services à 4500 usagers par année.

« Ce n’est pas vrai que le réseau va être en mesure d’accommoder ces 4500 personnes de plus », ajoute celle qui est aussi administratrice au Conseil des entreprises privées en santé et mieux-être (CEPSEM).

Le Regroupement provincial des comités des usagers affirme que la décision provoque « beaucoup d’inquiétude » chez les clientèles plus vulnérables, comme celles souffrant de déficience physique, qui sont souvent « au bout du bout » de l’offre de services.

Jusqu’à présent, l’établissement de santé confiait un volume d’usagers à l’entreprise privée, qui s’occupait de leur offrir les services. C’est l’entreprise qui dressait les listes, associait l’intervenant et l’usager et était responsable des suivis.

Avec les changements, l’entreprise doit plutôt « prêter » son personnel au CISSS ou au CIUSSS. Le travailleur de l’entreprise privée s’adresse alors au CLSC qui lui donne les indications à suivre.

Mme Green croit que cela aura pour effet de décourager son personnel, constitué en grande partie de retraités du réseau, en plus de déstabiliser les usagers et de réduire l’offre de services.

« On est des experts en optimisation des soins à domicile. On aide aussi réellement les familles parce que ce sont toujours les mêmes personnes qui vont [chez le patient] », plaide-t-elle.

En août dernier, le CEPSEM a fait part de ses préoccupations au ministère de la Santé et des Services sociaux après la publication du projet de règlement venant préciser plusieurs dispositions de la loi. On n’y a pas donné suite.

Contrôle de la « qualité des services »

Le cabinet de Sonia Bélanger, ministre déléguée à la Santé et ministre responsable des Aînés, a confirmé à La Presse que les services étaient jusqu’à présent « donnés en impartition, c’est-à-dire que les établissements demandaient aux agences d’offrir les services aux patients directement ».

Le cabinet de Mme Bélanger souligne qu’il n’y avait « donc pas de façon de s’assurer de la qualité des services offerts et de la qualification du personnel », ce que le nouveau contrat permet.

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Sonia Bélanger, ministre déléguée à la Santé et ministre responsable des Aînés

La main-d’œuvre indépendante est un enjeu majeur, c’est pourquoi notre gouvernement a mis en place un règlement afin que l’on valorise les équipes en place dans le réseau.

Le cabinet de la ministre Sonia Bélanger

Le CISSS de Laval fait partie des établissements qui ont renouvelé leur contrat et il se réjouit des nouvelles façons de faire. « Ça nous évite un intermédiaire parce qu’on a un contact direct avec l’employé [de l’entreprise privée]. Est-ce que l’employé se présente ce matin ? Est-ce qu’il est bien formé ? », explique Annie Fortier, directrice du soutien à l’autonomie des personnes âgées.

« [Cela] facilite les communications et, par la bande, la qualité des services qui sont offerts aux usagers », estime Mme Fortin, qui affirme qu’il arrivait parfois que des services ne soient pas rendus. « Ça pouvait prendre quelques heures avant qu’on l’apprenne », illustre-t-elle.

Une transition « très rapide »

Selon Alison Green, dont l’association représente une dizaine d’entreprises de soins à domicile, la transition à Montréal et à Laval connaît déjà des ratés. Des membres lui ont rapporté que des employés auraient reçu par exemple l’horaire de travail de la semaine précédente.

La communication avec le CLSC ne serait pas non plus optimale, notamment les soirs et les fins de semaine.

Un travailleur aurait appris seulement à son arrivée au domicile d’un usager que celui-ci était atteint de la COVID-19. Un autre n’aurait pas été informé d’une mise à jour concernant la médication d’un usager.

Le CISSS de Laval indique pour sa part que le « changement s’est fait très rapidement » et que plusieurs « moyens de mitigation » ont été mis en place pour éviter les problèmes et les ruptures de service.

Le cabinet de Mme Bélanger assure également que sa « priorité » est de veiller justement à ce que la « transition se déroule bien tant pour le personnel que pour les personnes à domicile ».

Même s’il plaide pour la fin du recours au privé, le Regroupement provincial des comités des usagers n’est pas rassuré pour la suite : « [Le Ministère] ne réfléchit jamais à l’implantation », déplore en entrevue la directrice générale de l’organisme, Sylvie Tremblay.

Main-d’œuvre : un défi de taille

Le gouvernement Legault fait le pari qu’abolir le recours aux agences de placement incitera les travailleurs à revenir dans le giron du public et, surtout, permettra de mettre fin à l’exode des employés vers le privé.

Sonia Bélanger a aussi déployé un vaste projet pilote pour alléger le travail des intervenants en soins à domicile1.

Dans une étude publiée en janvier 2022, l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques révélait que les soins à domicile étaient l’un des secteurs du réseau où « la dépendance structurelle » à l’égard des agences de placement était la plus forte. En effet, plus du quart (27 %) des heures travaillées par de la main-d’œuvre indépendante l’étaient dans les soins à domicile, en 2019-2020.

Fin du recours aux agences : les cibles par région

20 octobre 2024 : Capitale-Nationale, Montréal, Chaudière-Appalaches, Laval et Montérégie.

19 octobre 2025 : Saguenay–Lac-Saint-Jean, Mauricie, Centre-du-Québec, Estrie, Lanaudière, Laurentides

18 octobre 2026 : Bas-Saint-Laurent, Outaouais, Abitibi-Témiscamingue, Côte-Nord, Nord-du-Québec, Gaspésie, Îles-de-la-Madeleine, Nunavik

Selon le tableau de bord du Ministère, 4,6 % des heures travaillées dans le réseau de la santé (tous secteurs confondus) sont réalisées par de la main-d’œuvre indépendante. Il n’a pas été possible de connaître la proportion pour les soins à domicile, puisque le Ministère ne compile pas cette donnée « en temps réel ».

Il faut préciser que les entreprises d’économie sociale en aide à domicile, qui offrent notamment des services d’entretien ménager ou de préparation de repas, ne sont pas visées par la loi.

1. Lisez « Moins de formulaires, plus de temps auprès des patients »