Atteint de la maladie d’Alzheimer, le Montréalais Jean Bossé a été inscrit sur une liste d’attente pour obtenir une place dans le réseau d’hébergement public québécois en 2021. Ce n’est que plus de 600 jours plus tard que l’homme de 68 ans s’est enfin vu attribuer une chambre en CHSLD.

« Le système est insensé. Il y a un sérieux coup de barre à donner de la part des autorités des services de santé et des services sociaux », estime la conjointe de M. Bossé, Monique Hébert.

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Monique Hébert et Anne-Élisabeth Bossé, conjointe et fille de Jean Bossé

Fille de M. Bossé, la comédienne Anne-Élisabeth Bossé déplore pour sa part que tout au long du processus, il ait été impossible d’obtenir des informations sur le rang de son père dans la liste d’attente. « On ne sait rien. C’est très opaque », dit-elle.

« Très consciente » qu’il faut trouver des solutions pour augmenter l’offre d’hébergement pour aînés dans un contexte de vieillissement de la population, la ministre responsable des Aînés, Sonia Bélanger, croit toutefois qu’on « ne peut pas tapisser le Québec de CHSLD ». « On veut changer le modèle du vieillissement au Québec en lien avec l’hébergement », dit-elle.

Le cas de M. Bossé n’est pas unique, comme le révèlent des histoires recueillies par La Presse (voir l’onglet « Des proches aidants “pris au piège” »). Ex-femme d’affaires de l’ouest de Montréal, Marguerite (prénom fictif*) attend par exemple depuis plus d’un an une place en CHSLD. « On ne sait pas où on est dans l’attente. On nous dit juste d’être patient et qu’un an, ce n’est pas si long », dit sa fille, qui craint que sa mère ne meure avant d’obtenir une place en CHSLD.

Et ses craintes ne sont pas tout à fait infondées : La Presse a découvert en épluchant les 700 rapports de coroner produits en 2021 et en 2022 à la suite du décès de personnes âgées dans des résidences privées pour aînés que 25 d’entre elles sont mortes… sur une liste d’attente pour une place d’hébergement au public.

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C’est ainsi que, le 1er novembre 2021, un homme de 76 ans, L. B., est décédé alors qu’il attendait depuis trois mois une place en CHSLD dans l’ouest de Montréal. La ressource intermédiaire (souvent l’étape précédant l’hébergement en CHSLD) où il habitait avait pourtant souligné aux autorités du réseau de la santé que le cas de L. B. était devenu « trop lourd pour les capacités du milieu », est-il écrit dans le rapport du coroner produit à la suite de sa mort.

En date du 20 mai 2023, le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal comptait 286 personnes sur sa liste d’attente pour une place en CHSLD. Le temps d’attente moyen était de 232 jours. La porte-parole, Hélène Bergeron-Gamache, souligne que les cas urgents sont pris en charge « immédiatement ». Pour les autres, un « service privé » comprenant une surveillance rapprochée, des soins d’hygiène et de l’aide à l’alimentation peut « être offert 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, jusqu’à ce que l’usager déménage en CHSLD », affirme-t-elle.

Parmi les autres dossiers du coroner consultés par La Presse, une personne de 79 ans, M. B., est morte le 21 janvier 2021 à la suite d’une chute dans un escalier de la résidence pour aînés qu’elle habitait à Marieville. Atteinte d’alzheimer, cette dame attendait une place en CHSLD depuis 17 mois.

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En date du 20 mai 2023, le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal comptait 286 personnes sur sa liste d’attente pour une place en CHSLD.

La porte-parole du CISSS de la Montérégie-Centre, Martine Lesage, affirme que les places en CHSLD sont attribuées en fonction du niveau de précarité des usagers. Les cas les plus urgents peuvent obtenir une place en quelques semaines. Le délai le plus long est normalement d’un an. Mme Lesage reconnaît toutefois que les places dans des unités pour la clientèle ayant un trouble cognitif, comme l’alzheimer, sont plus rares et qu’obtenir l’une de ces places est plus long.

Président de la Coalition pour la dignité des aînés, Pierre Lynch souligne que le problème dure depuis des années au Québec. Mais qu’avec le vieillissement de la population, l’accès est de plus en plus difficile. M. Lynch note que des personnes âgées dont le profil nécessiterait pourtant des soins de CHSLD ne sont parfois pas acceptées rapidement dans ces établissements « à cause du manque de places ».

À la suite de la pandémie, on attendait des changements majeurs dans l’hébergement pour aînés au Québec. Malheureusement, il n’y en a pas eu.

Nathalie Déziel, directrice du Regroupement des aidantes et aidants naturels de Montréal

Un parcours du combattant

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Certaines personnes attendent plusieurs années avant d’obtenir une place en CHSLD.

Dans un rapport spécial publié en octobre 2021 sur l’accès à l’hébergement public pour aînés au Québec, le Protecteur du citoyen jugeait « inacceptable » le fait que certaines personnes attendent plusieurs années pour obtenir une place en CHSLD. Il parlait d’une « structure administrative complexe » qui laissait « peu de place aux considérations humaines ». Puis, dans un nouveau rapport publié le 21 septembre dernier, le Protecteur du citoyen indique que l’accès à l’hébergement en CHSLD relève toujours « du parcours du combattant » au Québec. En attendant d’obtenir une place, certaines personnes « sont prises en charge par des milieux qui ne répondent pas à leurs besoins particuliers, d’où un risque réel pour leur sécurité ».

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Vice-présidente de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN), qui représente 3000 travailleuses dans des résidences privées pour aînés (RPA), Lucie Longchamp constate que la clientèle s’est considérablement alourdie dans les RPA ces dernières années.

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Lucie Longchamp, vice-présidente de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN)

L’image de l’aîné à la piscine ou au billard, ce n’est plus la réalité.

Lucie Longchamp, vice-présidente de la Fédération de la santé et des services sociaux

Pour Mme Longchamp, les résidences privées pour aînés « ne sont clairement pas toutes outillées pour s’occuper de cette clientèle qui s’alourdit ».

Directeur des affaires publiques du Regroupement québécois des résidences privées pour aînés (RQRA), Hans Brouillette affirme que cet alourdissement crée une pression immense sur les RPA. Quand un résidant perd de l’autonomie, une évaluation est demandée au CLSC pour que des soins à domicile soient donnés. « Mais souvent, ça peut prendre des mois. Qui assume le manque à gagner pendant cette période ? La RPA », dit-il. Et quand une demande de déplacement en CHSLD est faite, là encore, les délais peuvent être longs, note M. Brouillette.

« Ils font quoi, ceux qui n’ont personne ? »

Jean Bossé profitait depuis à peine deux ans de sa retraite après une carrière de policier enquêteur à la Sûreté du Québec quand il a reçu un diagnostic de maladie d’Alzheimer, en avril 2019. Il avait 64 ans. « C’est une forme très, très précoce », dit Anne-Élisabeth Bossé, qui est porte-parole de la Fédération québécoise des Sociétés Alzheimer.

Au fil de l’avancement de sa perte d’autonomie, M. Bossé a obtenu un peu de soins à domicile de son CLSC. Sa conjointe, Monique Hébert, a engagé des préposés au privé, a eu recours aux centres de jour et à l’aide de proches. En octobre 2021, M. Bossé s’est qualifié pour obtenir une place en ressource intermédiaire.

« Je n’étais pas rendue là, à lui trouver une place. Mais on m’a dit que je ne devrais pas trop tarder à l’inscrire sur une liste d’attente, car il y avait des délais et que la maladie évolue rapidement », dit Mme Hébert, qui a donc accepté.

En novembre 2022, M. Bossé déménage dans une résidence privée pour aînés.

Au fil des semaines, l’état de santé de M. Bossé se dégrade. Au point que la résidence privée qu’il habite remet un « avis de dépassement de soins ». « C’est à ce moment qu’on a dû envisager le CHSLD », note Mme Hébert. Mais quand celle-ci se renseigne, elle apprend que son conjoint est toujours considéré comme une priorité 4, soit un cas non urgent, sur la liste d’attente. Le problème : la RPA où habite M. Bossé et les CHSLD où il est en attente sont tous à Montréal, mais dans deux territoires différents.

Après la publication en août d’un article de La Presse sur les problèmes d’accès aux CHSLD entre territoires de santé, la ministre déléguée à la Santé et aux Aînés, Sonia Bélanger, avait rappelé avoir modifié le protocole d’accès à l’hébergement au printemps pour être justement « plus flexible ».

Mme Hébert a posé plusieurs questions et exigé des rencontres avec des décideurs. Son conjoint a finalement déménagé le 20 septembre dans un CHSLD de Montréal où il reçoit d’excellents soins.

Lisez « CHSLD : un aîné coincé à 250 km de ses proches aidantes »

Mme Hébert et Anne-Élisabeth Bossé se demandent ce qu’il advient des personnes qui n’ont personne pour se battre pour elles et naviguer dans le système. « Je suis relativement jeune. Je suis éduquée. Je sais me débrouiller. Je n’ai pas peur de parler […] Ils font quoi, ceux qui n’ont personne ? », demande Mme Hébert.

Des solutions multiples

En entrevue, la ministre Bélanger assure qu’elle veut augmenter les places d’hébergement pour les personnes en lourde perte d’autonomie au Québec notamment en ouvrant 46 maisons des aînés (3500 places). Une « évaluation des besoins » est aussi en cours afin d’ajouter des lits de CHSLD dans certaines régions en rénovant des bâtisses existantes. Les Laurentides, Lanaudière, la Montérégie et l’Outaouais sont entre autres visées. Mais Mme Bélanger ne veut pas juste miser sur les CHSLD. « Notre objectif est vraiment de revoir tout l’écosystème de l’hébergement », dit-elle.

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Sonia Bélanger, ministre responsable des Aînés

La ministre veut « continuer de soutenir les RPA » et aussi « poursuivre le développement des soins à domicile ». Quand on lui fait remarquer que la clientèle des soins à domicile n’est pas la même que celle des CHSLD, la ministre réplique que « plus on investit en soins à domicile, moins les gens ont besoin d’aller en CHSLD ».

Professeur à la faculté des sciences infirmières de l’Université Laval, Philippe Voyer adhère à cette vision de diversifier les modèles de soins aux aînés. Mais selon lui, la pression du vieillissement sera « si immense, qu’on aura tout de même besoin de beaucoup plus de places d’hébergement pour les personnes avec des troubles cognitifs ».

La ministre le reconnaît que le défi reste grand. Entre autres, car la pénurie de personnel est importante. « Mais il faut bouger. On n’a pas le choix », dit-elle.

* La famille a voulu garder l’anonymat pour ne pas nuire à son dossier.

Lisez le dossier « Soins à domicile : trop de temps loin des patients »
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    Nombre de personnes en attente d’une place en CHSLD au Québec en août 2023
    Source : ministère de la Santé et des Services sociaux
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    Nombre de personnes en attente d’une place en CHSLD au Québec en mars 2020
    Source : ministère de la Santé et des Services sociaux