Guylaine Faust a 64 ans. Elle a travaillé toute sa vie dans des restos. Elle est actuellement cuisinière dans la cafétéria d’une polyvalente. Et depuis juillet, elle est aussi une sans-abri.

Personne dans son entourage n’est au courant. À ses frères, à son père de 96 ans, elle n’a rien dit. Pas plus qu’à ses collègues. « C’est pas une chose que tu annonces de joie et de gaieté, alors j’aime mieux ne pas en parler. Je suis assez vieille pour me débrouiller toute seule. »

Mme Faust fait partie d’un nombre croissant d’aînés québécois qui sont littéralement jetés à la rue par la crise du logement. Selon le dernier dénombrement, publié en 2023, 36 % des personnes en situation d’itinérance au Québec avaient plus de 50 ans en 2022. Ils étaient 32 % en 2018.

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Guylaine Faust

« Il y a de plus en plus de personnes, de plus en plus âgées, qui se retrouvent pour la première fois en situation d’itinérance. On en voit davantage depuis la pandémie. Ç’a été désastreux pour les gens qui étaient isolés », observe Alex-Ann Leclerc Mangana, intervenante au Pas de la rue, un organisme qui se consacre aux gens de plus de 55 ans qui se retrouvent en situation de précarité.

Guylaine Faust sirote un café dans un petit salon du Refuge de Laval, où elle habite depuis novembre. Sa situation est critique depuis plus longtemps, « c’est la misère depuis la pandémie », résume-t-elle.

Le 13 mars 2020, elle a perdu son emploi dans un restaurant de Longueuil, marquant la fin d’une carrière en restauration qu’elle avait commencée à l’âge de 15 ans à la pizzeria de son oncle, à Crabtree, dans Lanaudière.

Pendant la crise sanitaire, elle a reçu la PCU, puis l’aide sociale. L’an dernier, elle a partagé un cinq et demie à 1500 $ par mois avec un couple d’amis. Le couple s’est séparé et Guylaine a dû partir en juillet.

Tout l’été et une partie de l’automne, elle s’est promenée de refuge en refuge à Montréal. Jusqu’à un soir de novembre, où elle n’a pas trouvé de place. Elle a dormi dans la voiture d’une femme de 75 ans, elle aussi nouvellement sans-abri. « On a gelé », dit-elle. Le lendemain, elle a atterri à Laval.

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Le Refuge de Laval

Guylaine Faust n’est pas du genre à baisser les bras. Il y a un mois, elle s’est trouvé un emploi à l’école secondaire Georges-Vanier, pas trop loin du refuge. Chaque matin, elle se lève avant le soleil, vide la chambre qui lui a été attribuée la veille, et prend l’autobus. Ce n’est qu’à son retour qu’elle obtient la confirmation qu’elle aura une place pour la nuit. Elle change de chambre tous les jours. « On vit dans les sacs. »

La sexagénaire travaille 30 heures par semaine et gagne 16 $ l’heure. Elle ne reçoit que 222 $ par mois en rentes, puisque ses anciens employeurs déclaraient rarement leurs employés. Malgré son nouveau boulot, qu’elle adore, elle ne trouve toujours pas d’appartement dans son prix.

« Il n’y en a pas », dit-elle simplement. Même les chambres à louer excèdent souvent son budget. Et puis, elle n’est pas chaude à l’idée d’emménager avec un inconnu. Pourtant, elle garde espoir. « Une bonne journée, je vais me trouver quelque chose, puis je vais déménager. C’est tout. »

Affluence de gens âgés

Le cas de Guylaine Faust est loin d’être unique au Refuge de Laval, témoigne le coordonnateur Mathieu Frappier.

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Mathieu Frappier, coordonnateur du Refuge de Laval

L’été dernier, au 1er juillet, on a vu une affluence de gens âgés. Au lieu d’avoir une ou deux personnes âgées, on en a eu dix, dont beaucoup de femmes. Toutes des personnes comme Guylaine, qui n’ont pas d’enjeu de consommation ou de santé mentale.

Mathieu Frappier, coordonnateur du Refuge de Laval

« C’est la craque de la crise du logement qui est arrivée, relate-t-il. Quand je vois les RPA qui ferment, je sais où vont aller tous ces gens. Ils vont se retrouver ici ! » Le jour de notre entrevue avec Guylaine, « 4 ou 5 » personnes âgées séjournaient à la ressource de 45 places, précise-t-il.

Directrice générale adjointe du CAP St-Barnabé, un refuge de l’est de Montréal, Marjolaine Despars constate elle aussi le vieillissement de sa clientèle. Vendredi dernier, une dizaine de personnes de plus de 75 ans occupaient les 350 lits du refuge, dont un homme de 83 ans. « Le manque de logements combiné au vieillissement de la population, c’est le combo parfait pour mener à une crise », note Mme Despars.

Pour mieux servir les usagers de plus en plus nombreux à utiliser des déambulateurs ou des cannes, le CAP St-Barnabé tente de les installer le plus près possible des douches. « Mais ce n’est clairement pas un lieu optimal. Encore moins pour ceux qui ont des problèmes importants de santé », reconnaît Mme Despars.

La dure vie de refuge

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Ferhat Aberkan

Arrivé d’Algérie il y a plus de 30 ans, Ferhat Aberkan, 60 ans, a travaillé toute sa vie au Québec dans le milieu de la restauration. « Je n’ai jamais arrêté de travailler. J’ai payé des impôts toute ma vie ! »

En 2020, il subit un accident de travail qui le blesse gravement au dos. Il bénéficie de sommes de la CNESST pendant deux ans, mais par la suite, vit seulement de ses modestes revenus de retraite. Pendant 20 ans, il a habité dans un quatre pièces et demie du Plateau-Mont-Royal. Il payait 727 $ par mois.

En 2021, son propriétaire le contacte : il veut faire des rénovations majeures dans son logement. Il commence par refuser, mais en 2023, il accepte finalement de résilier son bail. Le propriétaire lui permet de rester, sans payer de loyer pendant huit mois, jusqu’en décembre 2023.

« Mais à cette date, je ne trouve pas de logement. C’est impossible de trouver quelque chose au prix que je peux payer ! » Le 1er décembre 2023, à bout de ressources, il aboutit au refuge pour sans-abri aménagé à l’Hôtel-Dieu pendant la pandémie.

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Ferhat Aberkan

C’est pas facile, madame. Vraiment pas facile. Je ne dis à personne que j’habite là-bas. Je suis gêné. Je sors le jour, je ne peux pas rester là-bas. Je vais à la Place Dupuis avec mon ordinateur et je cherche des logements. J’ai tellement cherché !

Ferhat Aberkan

Car Ferhat Aberkan est à mille lieues de la clientèle traditionnelle des refuges, et ce qu’il y voit le bouleverse. « Il y a beaucoup de drogue là-bas. Chaque soir, il y a des batailles, de la violence, la police débarque. Une semaine après mon arrivée, le matin, il y avait beaucoup de policiers… l’un des hommes dans une chambre était mort. Ça m’a vraiment atteint. »

M. Aberkan a pu compter sur l’aide des intervenants de l’organisme le Pas de la rue. Première démarche : une demande à l’aide sociale, qui a reconnu que l’homme a une contrainte sévère à l’emploi et lui a accordé 500 $ par mois. Avec ce nouvel apport financier, il compte trouver un logement. « J’espère vraiment trouver quelque chose pour le mois de mars. Vraiment, je n’en peux plus. »

« Un état de détresse important »

Audrey Prud’homme, intervenante au Pas de la rue, a aidé M. Aberkan dans ses démarches. Elle voit de plus en plus d’aînés se débattre avec des enjeux de logement.

Les gens vieillissent, et on leur demande de se battre pour avoir accès à un logement, alors que c’est un droit fondamental.

Audrey Prud’homme, intervenante au Pas de la rue

Lorsque des aînés n’arrivent pas à trouver un logement, « ils se retrouvent dans un état de détresse important. Ils ne dorment pas bien, ne mangent plus. Ils n’ont que ça en tête. C’est extrêmement souffrant de ne pas savoir où on va dormir demain », souligne sa collègue Roselyne Morier. Se retrouver en refuge, « c’est tout un choc, ils vivent beaucoup de détresse, ils font face à de l’agressivité, à des troubles de santé mentale… ça peut être assez traumatisant », ajoute-t-elle.

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Mario Chartrand, 62 ans, qui vit dans un refuge après avoir perdu son logement.

Bien malgré lui, Mario Chartrand est venu grossir les rangs de ces aînés en situation d’itinérance en janvier dernier. L’homme de 62 ans a quitté le HLM qu’il occupait à Montréal pour différentes raisons. Présence de coquerelles et de punaises, encombrement considérable… Incapable de se trouver un logement abordable, il a abouti au refuge du Cap St-Barnabé dans Hochelaga-Maisonneuve. Il y habite depuis le 1er février.

Atteint d’arthrite et d’ostéoporose, M. Chartrand ne le cache pas : vivre en refuge est difficile. « J’ai mal au corps. Ce n’est pas évident. Mais je n’ai pas d’autres options pour l’instant », dit-il.

Tous les soirs, il avale un cocktail de médicaments, dont des somnifères, pour pouvoir fermer l’œil dans le dortoir de 60 personnes où il occupe un lit. « C’est une méchante chorale, une chance que je prends des pilules pour dormir ! », dit-il.

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Mario Chartrand

M. Chartrand a été cuisinier dans le passé et a aussi donné des spectacles. Il n’a pas eu une existence facile. Il y a dix ans, un incendie l’a jeté à la rue d’un des logements qu’il occupait avec son conjoint. Il a habité dans des hôtels. Des chambres. Puis un HLM.

Vivant de l’aide sociale, son plan est de rester encore « quelque temps » au refuge, histoire de mettre de l’argent de côté pour se trouver un logement.

« Mon rêve le plus fou, c’est un grand trois et demie, pas cher. »