(Ottawa) Il ne fait aucun doute que des États étrangers se sont livrés à des activités d’ingérence étrangère lors des élections générales de 2019 et de 2021. Mais ces manœuvres clandestines et trompeuses menées par des pays autoritaires comme la Chine n’ont pas affecté les résultats de ces deux scrutins, conclut la juge Marie-Josée Hogue, qui préside la Commission sur l’ingérence étrangère.

Dans un rapport initial fort attendu par la classe politique, la commissaire Hogue prévient toutefois que l’ingérence étrangère demeure une menace en pleine évolution qui prend de l’ampleur.

Tout doit donc être mis en œuvre pour la détecter, la prévenir et la contrer. À défaut de quoi, la confiance des Canadiens envers leurs institutions démocratiques risque de s’effilocher, a-t-elle averti.

« Des actes d’ingérence étrangère ont été commis lors des deux dernières élections générales fédérales, mais ils n’ont pas porté atteinte à l’intégrité de notre système électoral, dont la solidité n’a pas été ébranlée. Les électeurs ont pu voter, leurs votes ont été dûment enregistrés et comptés, mais rien ne suggère qu’il y ait eu quelque ingérence que ce soit à cet égard », a soutenu la commissaire dans son rapport de 227 pages.

L’ingérence étrangère qui a eu lieu n’a pas eu d’impact non plus sur l’identité du parti qui a formé le gouvernement lors des deux dernières élections. Ces actes d’ingérence qui ont été posés […] ont néanmoins entaché le processus électoral en ce sens qu’ils ont eu des répercussions sur le processus qui a précédé le vote proprement dit.

Extrait du rapport de la commissaire Marie-Josée Hogue

Cela dit, il est « possible » que la campagne de désinformation menée par des organisations liées au régime de Pékin sur des réseaux sociaux comme WeChat et ciblant le député conservateur sortant Kenny Chiu dans la circonscription de Steveston–Richmond-Est, en Colombie-Britannique, lors des élections de 2021, « ait mené à l’élection d’un candidat plus qu’un autre ». Mais la commissaire ne dispose pas de la preuve irréfutable pour l’affirmer.

Elle ne peut non plus conclure, comme l’a avancé l’ancien chef du Parti conservateur Erin O’Toole devant la Commission, que la campagne de désinformation menée contre lui et son parti durant la dernière campagne électorale, en raison de positions jugées hostiles envers la Chine, aurait fait perdre entre cinq et neuf sièges à cette formation politique.

Je note que plusieurs personnes ont suggéré que l’ingérence étrangère a eu des répercussions sur de nombreux sièges lors des élections de 2021. À mon avis, la preuve qui a été portée à ma connaissance ne permet pas de tirer une telle conclusion.

Extrait du rapport de la commissaire Marie-Josée Hogue

Mais ajoute-t-elle plus loin, : « que les résultats électoraux soient affectés ou non, il demeure que l’ingérence étrangère est répandue, insidieuse et nuisible aux institutions démocratiques du Canada ».

« La seule possibilité que de la désinformation menée et encouragée par une autorité étrangère ait pu avoir un impact déterminant dans une circonscription est grave. »

La Chine et l’Inde montrées du doigt

Selon la commissaire Hogue, la Chine est principalement responsable de l’ingérence étrangère au pays en ayant recours à des tactiques comme des pots-de-vin, du chantage, des menaces, des cyberattaques et des campagnes de désinformation. L’Inde est aussi montrée du doigt, accordant un soutien financier « illicite et clandestin » aux candidats favorables à New Delhi. La Commission n’a pas trouvé de preuve que la Russie s’est ingérée dans les deux derniers scrutins.

Dans le cas de la course à l’investiture du Parti libéral dans la circonscription de Don Valley-Nord en 2019, remportée par le candidat Han Dong, elle aurait été entachée par des manœuvres de gens proches de fonctionnaires du régime communiste chinois. Entre autres choses, des étudiants étrangers d’origine asiatique ont été transportés en grand nombre par autobus sur les lieux de l’investiture dans le but de l’appuyer.

Si la commissaire Hogue n’avait pas le mandat de déterminer ce qui s’est passé à cette assemblée d’investiture, elle soutient que cet incident montre dans quelle mesure les courses à l’investiture « peuvent être des portes d’entrée pour les États étrangers qui souhaitent s’ingérer dans nos processus démocratiques ».

Elle relève que les critères d’admissibilité pour voter lors des courses à l’investiture du Parti libéral « ne sont pas très stricts » et les mesures de contrôles en vigueur « ne semblent pas vigoureuses ». Elle compte d’ailleurs examiner « attentivement » cet aspect durant la deuxième phase des travaux de la Commission.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le député indépendant Han Dong

Rappelons que M. Dong a quitté le caucus libéral l’an dernier après que le réseau Global News eut rapporté qu’il aurait suggéré à un diplomate chinois en poste à Toronto que Pékin devrait retarder la libération de deux Canadiens, Michael Spavor et Michael Kovrig, afin de ne pas aider la cause électorale du Parti conservateur. M. Dong, qui siège depuis comme député indépendant, a nié ces allégations et a intenté une poursuite contre Global News.

Dans son rapport, la commissaire relève que les activités d’ingérence étrangère ont tout de même affecté la confiance du public envers la démocratie canadienne. Elle note également que ces activités n’affectent pas toute la population canadienne de manière égale. Elles causent davantage de préjudices aux communautés issues des diasporas au pays, comme la diaspora chinoise et indienne, entre autres.

Ce rapport initial est le fruit de plusieurs mois d’enquête et de 21 jours d’audience, dont 15 jours qui ont eu lieu en public. En tout, 66 témoins ont été entendus et la Commission a pu consulter des milliers de pages de documents touchant la sécurité nationale qui n’ont pas été caviardés.

L’automne prochain, la Commission entendra des experts sur les mesures qu’Ottawa devrait adopter pour mieux détecter et contrer les activités clandestines et trompeuses menées par les régimes autoritaires. Le rapport final contenant ses recommandations doit être déposé au plus tard le 31 décembre, soit moins d’un an avant la tenue des prochaines élections fédérales, prévues en octobre 2025.

Ils ont dit

Le gouvernement du Canada accueille favorablement les conclusions de la Commission, qui a réaffirmé l’intégrité des scrutins fédéraux ayant eu lieu en 2019 et en 2021. […] La défense de notre démocratie doit être nécessairement un effort non partisan.

Le ministre de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc

Les conclusions de la juge Hogue sont clairement différentes de ce que l’on entend de la part du premier ministre et de son gouvernement depuis les 18 derniers mois. Elles sont également extrêmement différentes des conclusions du rapport du rapporteur spécial David Johnston.

Le député du Parti conservateur Luc Berthold

C’est un rapport initial qui soulève énormément d’inquiétudes. Le premier ministre et son entourage ont été mis au fait de cas d’ingérence et de soupçons particulièrement préoccupants et n’ont pas jugé bon, sans doute dans l’intérêt du Parti libéral, d’agir et d’informer la population. Ce rapport est une démonstration éloquente qu’une commission d’enquête publique et indépendante était nécessaire.

Le député du Bloc québécois René Villemure

L’histoire jusqu’ici

  • Février 2023 : S’appuyant sur des documents secrets du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), le quotidien The Globe and Mail rapporte que la Chine a utilisé des stratégies sophistiquées pour assurer l’élection d’un gouvernement libéral minoritaire et la défaite de certains candidats conservateurs jugés hostiles au régime communiste de Pékin durant le dernier scrutin.
  • Septembre 2023 : Face aux pressions des partis de l’opposition, le gouvernement Trudeau met sur pied une commission d’enquête sur l’ingérence étrangère et nomme la juge Marie-Josée Hogue pour diriger les travaux.
  • 29 janvier 2024 : Les audiences publiques de la Commission commencent à Ottawa.
  • 3 mai 2024 : La Commission dépose son rapport initial et conclut qu’il y a eu des activités d’ingérence étrangère durant les deux derniers scrutins. Mais cela n’a pas affecté les résultats.