Une multitude d’enquêtes, des firmes de deux employés qui touchent des dizaines de millions en contrats fédéraux, des entreprises autochtones qui ne le sont finalement peut-être pas et des fonctionnaires payés en double. Vous êtes perdus dans cette saga d’ArriveCAN ? La Presse vous aide à y voir clair.

(Ottawa) ArriveCAN, c’est quoi ?

C’est une application pour téléphones intelligents lancée par le gouvernement fédéral le 29 avril 2020, durant les premiers mois de la pandémie de COVID-19. Les voyageurs devaient y indiquer leur statut vaccinal et leurs coordonnées à leur arrivée au Canada, avant d’effectuer une quarantaine. Son utilisation n’est plus obligatoire depuis la levée des mesures sanitaires à la frontière le 1er octobre 2022, mais elle peut encore servir à faire les déclarations de douane et d’immigration dans les grands aéroports du pays.

Quel est le problème ?

Des médias et des parlementaires s’intéressent depuis longtemps aux dépassements de coûts pour le développement d’ArriveCAN, mais c’est le rapport de la vérificatrice générale du 12 février dernier qui a révélé l’ampleur du scandale. Contrats accordés sans appel d’offres, autorisation de tâches émises sans qu’aucune tâche ni aucun élément livrable ne soit spécifié…

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

La vérificatrice générale du Canada, Karen Hogan

L’application, dont la première version a coûté 80 000 $, a fini par revenir à probablement 59,5 millions aux contribuables, selon l’estimation de la vérificatrice générale, Karen Hogan. Elle ne peut dire si ce montant est exact à cause de la mauvaise tenue de registres financiers de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), « l’une des pires » qu’elle ait vues de toute sa carrière.

Attendez, il y a d’autres problèmes ?

La mise au jour du fiasco financier d’ArriveCAN a révélé d’autres incongruités dans l’attribution des contrats fédéraux. D’abord, le fait que des entreprises autochtones seraient utilisées comme paravent pour que d’autres entreprises qui ne répondent pas aux critères puissent obtenir une part du milliard en contrats réservés aux Autochtones chaque année. Ensuite, le phénomène de la double rémunération de certains fonctionnaires qui travaillent en même temps comme consultants pour le gouvernement.

Qui sont les protagonistes ?

GC Strategies

Les deux associés de cette firme, Kristian Firth et Darren Anthony, ont obtenu 19,1 millions en contrats pour ArriveCAN, dont trois sans appel d’offres, selon la vérificatrice générale. C’est la plus large part de tous les contrats accordés par l’ASFC pour ce projet. Les associés démentent ce chiffre ; la somme tournerait plutôt autour de 11 millions, selon eux. Reste qu’ils n’ont pas développé l’application eux-mêmes, mais ont plutôt recruté des travailleurs en technologies de l’information contre une commission variant entre 15 % et 30 %. Ils ont admis qu’elle s’est élevée à 2,5 millions pour ArriveCAN. Et ce n’est qu’une mince partie des sommes qu’ils ont empochées depuis 2015, année où ils ont fondé leur firme. GC Strategies a obtenu en tout 103 contrats pour une valeur totale de 100 millions, selon les données fournies à La Presse par le contrôleur général. C’est « presque l’équivalent de gagner à la loterie des contribuables », a dénoncé le conservateur Larry Brock jeudi. L’entreprise a récemment perdu sa cote de sécurité du gouvernement fédéral et est désormais exclue du marché public.

Dalian

Cette entreprise a été fondée en 2002 par David Yeo, un ancien combattant des Forces armées canadiennes. Dalian, qui compte deux employés, a reçu près de 8 millions en contrats pour ArriveCAN, selon la vérificatrice générale. La firme joue, elle aussi, les intermédiaires en sous-traitant le travail du gouvernement fédéral à d’autres consultants en informatique au moyen d’une commission. La Presse a découvert que M. Yeo avait ouvert deux sociétés dans des paradis fiscaux, de quoi lever un drapeau rouge. Puisqu’il est originaire de la Première Nation d’Alderville en Ontario, son entreprise est admissible à une part des contrats réservés aux Autochtones. Dalian forme par ailleurs une coentreprise avec Coradix Technology Consulting, qui obtient ainsi un accès à ce marché public. En vérifiant ses antécédents, les journalistes et le ministère de la Défense ont eu la surprise d’apprendre que M. Yeo travaillait à la fois pour le gouvernement comme fonctionnaire et comme consultant avec Dalian. Depuis, l’entreprise a perdu sa cote de sécurité et n’a plus accès aux contrats fédéraux.

Botler AI

Les dirigeants de cette firme montréalaise d’intelligence artificielle ont eu des liens d’affaires avec GC Strategies pour un projet antérieur à ArriveCAN. Ils ont lancé l’alerte auprès de l’ASFC en 2021 après avoir constaté des pratiques douteuses. C’était avant que n’éclate le scandale entourant l’application. Ils n’ont pas hésité à parler de « corruption systémique » dans l’appareil gouvernemental en comité parlementaire. Leurs noms auraient été utilisés à leur insu pour facturer du travail qu’ils n’ont pas exécuté. GC Strategies aurait aussi gonflé leur expérience dans leur curriculum vitæ soumis au gouvernement fédéral, une pratique qui permet d’obtenir un meilleur tarif. La GRC a ouvert une enquête à la suite de leurs allégations.

Les deux fonctionnaires suspendus

Cameron MacDonald et Antonio Utano ont été montrés du doigt par Botler AI pour diverses malversations. Ces deux ex-employés de l’ASFC ont été suspendus sans salaire à la suite des allégations contenues dans un rapport d’enquête interne. Ils ont admis avoir participé à une soirée de dégustation de whisky organisée par GC Strategies après le projet ArriveCAN, mais se sont défendus d’avoir mal agi. Ils estiment être victimes de représailles et ont accusé la haute direction de l’ASFC de mentir dans cette affaire afin de camoufler sa propre incompétence. Ils soutiennent également que des milliers de courriels ont été effacés « pour cacher la vérité ».

Combien y a-t-il d’enquêtes ?

Il y en a plus d’une dizaine. Le commissaire à la protection de la vie privée a ouvert une enquête sur ArriveCAN, la deuxième, il y a quelques jours. Il tentera de savoir si les informations personnelles de ses utilisateurs se sont retrouvées entre les mains de consultants sans la cote de sécurité requise. Les examens de la vérificatrice générale et de l’ombudsman de l’approvisionnement sont déjà complétés, mais d’autres comme les enquêtes de la GRC, de l’ASFC, de deux comités parlementaires et celles lancées par plusieurs ministères sont toujours en cours.