(Ottawa) La liberté de parole des ambassadeurs du Canada est mise à mal par Affaires mondiales Canada. Il n’est pas inhabituel que le Ministère musèle ses chefs de mission, même si Justin Trudeau avait promis que son gouvernement serait « ouvert par défaut ».

« L’ambassadeur [Bob Rae, à l’ONU] serait heureux de faire l’entrevue », signale dans un courriel, à la mi-octobre, son attachée de presse. Puis, ceci : « Je suis désolée, Affaires mondiales Canada vient de m’informer qu’il ne pourra pas faire l’entrevue. »

Cet exemple est récent, mais il s’ajoute à d’autres : ces derniers mois, plus d’un chef de mission d’Ottawa contacté directement par La Presse a été empêché d’accorder une entrevue par le Ministère.

« Je n’ai pas l’autorité de vous parler sans l’approbation d’Ottawa vu que vous êtes une journaliste canadienne [mais] je suis ouverte à la possibilité d’une entrevue », a écrit il y a quelques mois l’ambassadrice ABC⁠1, en poste dans un pays stratégique.

D’approbation, ABC n’a pas obtenu.

Autre cas : « Malheureusement, l’agenda de l’ambassadeur XYZ ne le permet pas pour le moment », a regretté Affaires mondiales dans un courriel à La Presse. « Ce n’est pas bien de mentir aux médias », a réagi avec un clin d’œil XYZ en message privé.

« Je suis vraiment désolé, la machine est trop grosse. Ils ont fait la même chose à [deux autres médias] il y a quelques semaines », a ajouté sur WhatsApp le diplomate, lui aussi stationné dans un pays où le Canada a des intérêts cruciaux.

Il s’était au préalable dit prêt à accorder une entrevue (son agenda le lui permettait).

Culture d’aversion du risque

« On critiquait le gouvernement Harper parce qu’il muselait les fonctionnaires, mais sur beaucoup d’enjeux, le gouvernement Trudeau n’a pas été mieux », note Thomas Juneau, de l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa.

« La culture, c’est encore de se dire que les risques qu’une entrevue se retourne contre nous [le gouvernement] sont trop grands, donc on ne le fait pas », constate-t-il.

On préfère minimiser le risque et la communication, et je trouve que c’est se tirer dans le pied.

Thomas Juneau, de l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa

Pour précision, il n’est pas question ici d’un bâillonnement systématique, la preuve étant que La Presse s’entretient avec des chefs de mission, à l’instar d’autres médias. Invité à préciser sa politique, Affaires mondiales a notamment invoqué l’abondance de requêtes.

L’unité des relations avec les médias reçoit en moyenne plus de 300 demandes par mois, dont environ le quart sont des demandes d’entrevue, a écrit dans un courriel la porte-parole Marilyne Guèvremont.

Le Ministère a « des processus en place pour évaluer chaque demande média, y compris les demandes d’entrevues avec les chefs de mission », a-t-elle ajouté, soulignant que les ambassadeurs au Liban, en Israël et en Égypte ont été dans les médias cette semaine.

Frilosité et centralisation

Tant chez Affaires mondiales qu’au bureau du premier ministre, on veille de près au grain diplomatique. Et les ambassadeurs peuvent se faire rappeler à l’ordre même après la fin de leur mandat, comme l’ont notamment remarqué, en 2019, deux ex-ambassadeurs du Canada en Chine, David Mulroney et Guy Saint-Jacques.

En pleine crise avec Pékin, ils ont reçu un appel de Paul Thoppil, qui était à l’époque sous-ministre adjoint – les conservateurs ont réclamé une enquête sur cette ingérence devant un comité, en vain.

« Il m’appelle pour me passer un message du bureau du premier ministre. Il dit : “Il faut que tu comprennes qu’on veut parler d’une seule voix” », relate Guy Saint-Jacques en entrevue.

« Je lui ai dit : “Je suis un peu surpris que tu m’appelles pour me dire ça. Je suis un grand garçon. Dis aux gens du bureau du premier ministre que s’ils veulent me parler, ils ont mon numéro de téléphone. Qu’ils m’appellent” », poursuit-il.

La ministre des Affaires étrangères de l’époque, Chrystia Freeland, lui a ensuite présenté ses excuses et l’a assuré qu’il avait entière liberté de parole. N’empêche, cet épisode est symptomatique de la culture de la centralisation à Ottawa, croit l’ex-diplomate.

Ce à quoi on a assisté au cours des 20-30 dernières années, c’est une concentration graduelle du pouvoir au bureau du premier ministre. Ça a rendu beaucoup de personnes frileuses.

Guy Saint-Jacques, ex-ambassadeur du Canada en Chine

« Lol »

L’ancien diplomate ne « serait pas surpris » que l’affaire John McCallum ait provoqué un resserrement de l’étau. En janvier 2019, l’ancien ministre nommé ambassadeur à Pékin a été congédié après avoir fait des déclarations controversées dans les médias.

Il reste que « ce serait vraiment utile si nos ambassadeurs pouvaient être plus présents publiquement », plaide Thomas Juneau, qui a été membre du Groupe consultatif sur la transparence de la sécurité nationale.

Mais sinon, Bob Rae s’inquiète-t-il de la liberté de parole des ambassadeurs ? « Pas de commentaire. Lol », a écrit dans un texto le représentant du Canada auprès des Nations unies, qui n’est pas du type à être muselé. Sauf une fois en octobre.

⁠1 La Presse a accepté d’accorder l’anonymat à deux ambassadeurs (ABC et XYZ) qui l’ont réclamé pour leur éviter des représailles professionnelles.