(Ottawa) Le nombre de menaces de mort visant le premier ministre Justin Trudeau a plus que doublé en 2022 – une année marquée par le « convoi de la liberté » à Ottawa et l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence pour mettre fin à l’occupation du centre-ville de la capitale fédérale.

En tout, 18 menaces de mort visant M. Trudeau ont été signalées à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) l’an dernier. En 2021 – une année marquée par des élections fédérales – sept menaces de mort avaient été signalées aux forces policières, démontrent des documents obtenus par La Presse en vertu de la Loi sur l’accès à l’information.

Le nombre de menaces proférées à l’endroit de M. Trudeau atteint donc un nouveau sommet tandis que le ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino, promet depuis plusieurs mois de mettre en œuvre de nouvelles mesures pour assurer la sécurité des élus à Ottawa. Le ministre Mendicino a d’ailleurs été la cible d’une menace de mort pour la première fois depuis que les autorités en font une compilation.

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino

« C’est très inquiétant, tout cela », laisse tomber Yan Plante, ancien chef de cabinet du ministre des Transports Denis Lebel dans le gouvernement conservateur de Stephen Harper. Aujourd’hui vice-président chez TACT, M. Plante préconise depuis plusieurs années que l’on offre une sécurité accrue aux ministres en poste à Ottawa.

Pas seulement le premier ministre

En 2022, 11 ministres du gouvernement Trudeau, soit environ le tiers du cabinet fédéral, ont été visés par des menaces de mort. C’est presque deux fois plus qu’en 2011, quand six ministres avaient fait l’objet d’une telle menace.

Le chef du NPD, Jagmeet Singh, est le seul autre leader d’une formation politique ayant fait l’objet de menaces de mort qui ont été signalées aux forces policières. Il a été la cible de quatre menaces en 2021 et d’une menace en 2022.

« C’est un dossier que l’on semble pelleter en avant pour toutes sortes de raisons. Mais il est évident que cela doit faire partie des priorités que d’assurer une meilleure sécurité à nos élus. Le fait que le nombre de menaces de mort ait doublé, c’est typique de l’ère dans laquelle on vit avec la multiplication des canaux de communication comme les réseaux sociaux. Et le climat politique est plutôt polarisé au Canada après une dure pandémie », a avancé M. Plante.

Il reste que la lenteur du gouvernement Trudeau à agir « est une décision en soi ».

La journée où il arrivera le pire – et on ne le souhaite pas – ce sera à cause des gouvernements successifs qui n’ont pas agi. C’est ce que je trouve absolument déplorable.

Yan Plante, vice-président chez TACT et ancien chef de cabinet dans le gouvernement de Stephen Harper

La Presse a obtenu ces documents tandis que le premier ministre Justin Trudeau a repris son habitude de participer à des assemblées publiques à travers le pays durant lesquelles il répond aux questions des participants, que ce soient des étudiants, des travailleurs de la construction ou des préposés aux services de soutien à la personne.

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Le premier ministre Justin Trudeau, lors d’une assemblée publique avec des chambres de commerce locales à Clarenville, à Terre-Neuve, mercredi

« Nous n’allons pas cesser de participer à des assemblées publiques même si on voit qu’il y a plus de menaces », a indiqué une source proche du premier ministre.

Plan pour la sécurité des élus

L’attachée de presse du ministre Marco Mendicino, Audrey Champoux, affirme que le ministre continue de travailler sur un plan pour renforcer la sécurité des ministres et des élus.

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En octobre 2019, le premier ministre Justin Trudeau s’est rendu dans un rassemblement partisan à Mississauga muni d’un gilet pare-balles et entouré d’un important dispositif de sécurité, et ce, en pleine campagne électorale.

« Ces dernières années, on a assisté à une montée alarmante de la rhétorique haineuse, qui s’est traduite par un nombre croissant de menaces et d’actes d’intimidation à l’encontre d’élus. Il ne s’agit pas d’un problème partisan – il touche des personnes de tout le spectre politique et vise particulièrement les femmes, les personnes 2SLGBTQ+, les peuples autochtones et d’autres groupes marginalisés », a indiqué Mme Champoux dans un courriel.

« Le ministre Mendicino se joint à plusieurs voix à travers le pays pour condamner fermement cette hausse inquiétante des menaces – et nous agissons. Cela implique une sécurité accrue pour les parlementaires, y compris des alarmes mobiles fournies par la Chambre des communes. Plus particulièrement, la lettre de mandat du ministre Mendicino contient des instructions spécifiques pour “renforcer la sécurité des ministres et des parlementaires”. Ce travail est bien avancé, en collaboration avec le sergent d’armes de la Chambre des communes, des collègues d’autres partis et les forces de l’ordre de tout le pays. »

Dans une entrevue accordée à La Presse en juin dernier, M. Mendicino avait indiqué qu’il n’écartait pas l’idée d’instaurer à Ottawa des mesures de sécurité semblables à celles qui existent depuis des années à Québec, où les ministres sont accompagnés par un chauffeur armé agissant comme garde du corps.

« La situation est très, très sérieuse. La sécurité des députés, des ministres, de tous ceux qui travaillent dans la sphère politique s’est beaucoup détériorée au cours des dernières années. La pandémie a exacerbé le problème. La rhétorique extrémiste s’est répandue sur les médias sociaux. Donc, il faut agir », avait-il notamment affirmé.

Enquêtes policières

Il a été impossible de savoir de la part de la GRC jeudi combien d’enquêtes policières sont en cours en lien avec les menaces de mort proférées à l’endroit du premier ministre Justin Trudeau en 2022.

Au cours des dernières années, des individus ont été accusés d’avoir proféré de telles menaces envers les élus. À titre d’exemple, Thomas Dyer, un homme de 32 ans, a plaidé coupable en août dernier à des accusations de menaces de mort envers Justin Trudeau. Il avait menacé le premier ministre, qui était de passage à Cambridge au cours de la campagne électorale fédérale de 2021.

Plus récemment, André Tisseur, un homme de Joliette, a écopé de neuf mois de prison après avoir menacé de mort les premiers ministres François Legault et Justin Trudeau dans des vidéos.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

38

Nombre de ministres que compte le cabinet de Justin Trudeau

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Nombre de menaces de mort visant la ministre des Finances, Chrystia Freeland, en 2022

Source : Bureau du Conseil privé

Le sentiment anti-Trudeau répandu dans les cercles d’extrême droite

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le parlement d’Ottawa

Les sentiments anti-Trudeau et antilibéraux sont en hausse au sein des différents groupes liés à l’extrême droite, observe un expert de ces réseaux. Et quand cette radicalisation devient partie intégrante de l’identité des individus, elle est plus complexe à combattre, explique une psychologue.

« Je n’ai pas vu, dans ma vie, autant d’injures et de rhétorique dirigées directement contre un premier ministre, comme c’est le cas avec Justin Trudeau », souligne Bradley Galloway, coordonnateur du Centre d’études sur la haine, les préjugés et l’extrémisme de l’Université Ontario Tech à Oshawa, en Ontario.

Selon son analyse, des groupes d’extrême droite liés à différents enjeux (suprémacisme blanc, complotisme, racisme, etc.) convergent dans leur haine du premier ministre du Canada.

« Aujourd’hui, n’importe quel débat [en ligne] déclenche le sentiment anti-Trudeau ou antilibéral, affirme-t-il. C’est un phénomène de recherche de coupables qui semble avoir atteint un point de non-retour. »

Pandémie et mal-être

Pour la psychologue Geneviève Beaulieu-Pelletier, la pandémie a eu un impact sur la santé psychologique des individus, particulièrement en 2022, avec les restrictions sanitaires et le « convoi de la liberté », à Ottawa.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Geneviève Beaulieu-Pelletier, psychologue et professeure associée à l’Université du Québec à Montréal

« La pandémie a clairement amené des sources de stress », souligne celle qui est aussi conférencière et professeure associée à l’Université du Québec à Montréal.

Isolement social, exclusion, conflits familiaux, problèmes de santé mentale : les réseaux sociaux permettent de développer de nouveaux liens, note-t-elle.

[En ligne], les gens qui sont dans la révolte vont se répondre, s’encourager. Ça tisse quelque chose, ça vient répondre au besoin de sentiment d’appartenance.

Geneviève Beaulieu-Pelletier, psychologue et professeure associée à l’Université du Québec à Montréal

D’autres personnes peuvent aussi avoir un profil psychologique avec des tendances à la paranoïa, ajoute la psychologue. « Quand j’ai l’impression que les autres – soit un groupe de personnes ou, justement, le gouvernement – sont une menace, ou ne sont pas là pour mon bien, ou représentent le “mauvais”, je vais finir par vouloir me protéger de cette menace-là », illustre-t-elle.

Et parfois, cette lutte finit par faire partie de l’identité de la personne. En effet, il y a une différence entre une personne qui se mobilise pour s’exprimer et faire valoir ses valeurs, et une personne qui se sent viscéralement en lutte contre une « menace », ajoute la Dre Beaulieu-Pelletier.

« Si, pour une personne, c’est devenu identitaire d’être en grogne contre le gouvernement, de défendre ses valeurs coûte que coûte, et que ça l’a vraiment allumée, ça va être difficile pour elle de laisser aller ça », illustre la psychologue.

Que faire ?

La première chose à faire est de condamner ouvertement les menaces envers les élus, et ce, de façon transpartisane, soutient M. Galloway. « Pour que ces groupes ne puissent pas sentir qu’ils ont du pouvoir auprès des [fonctionnaires et élus]. On doit éviter de faire de la place aux groupes qui promeuvent la haine au Canada », dit-il.

Les élus doivent aussi être mieux protégés, tranche-t-il.

Il doit y avoir un accord collectif [sur le fait] que les membres du Parlement doivent pouvoir faire leur travail en sécurité, sans avoir à penser aux menaces à leur égard.

Bradley Galloway, coordonnateur du Centre d’études sur la haine, les préjugés et l’extrémisme de l’Université Ontario Tech à Oshawa

Pour Geneviève Beaulieu-Pelletier, un soutien psychologique devrait aussi être apporté plus systématiquement aux personnes qui ont des peines de prison, notamment en lien avec les menaces en ligne.

« Il faut avoir une réflexion sur la façon dont on accompagne ces personnes-là, parce que si c’est un système de croyances qu’elles se sont construit, elles vont chercher des faits qui viennent complémenter ce système-là. »