(Ottawa) Le gouvernement en difficulté d’Haïti accuse le Canada de retarder sa livraison promise de véhicules blindés et soutient que ce retard entrave un plan visant à éliminer les gangs violents de Port-au-Prince.

Mais l’entreprise torontoise qui fabrique ces véhicules résistants aux mines et protégés contre les embuscades affirme qu’elle travaille aussi vite qu’elle le peut face aux perturbations de la chaîne d’approvisionnement et aux erreurs des autorités haïtiennes.

Dans une entrevue à la radio haïtienne, la ministre de la Justice par intérim, Emmelie Prophète-Milcé, déclarait lundi que la majorité des 18 véhicules blindés commandés par son pays ne sont pas encore arrivés. Elle soutenait que l’entreprise qui doit fournir ces blindés « n’a pas tenu parole ».

Depuis des mois, des gangs violents contrôlent la majeure partie de la capitale haïtienne, entraînant une pénurie de produits de première nécessité et de soins médicaux ainsi qu’une augmentation des agressions sexuelles.

Dans le cadre de la réponse du Canada, Ottawa affirme avoir transporté par avion des véhicules blindés que le gouvernement haïtien a achetés. Le Canada a jusqu’ici choisi d’apporter son soutien à la police haïtienne plutôt que d’adopter le scénario d’une intervention militaire internationale.

Mais la ministre Prophète-Milcé a affirmé que « la police pourrait mettre en œuvre sa stratégie si tous les véhicules blindés étaient livrés à temps ».

L’entreprise impliquée, INKAS, affirme qu’elle a agi aussi rapidement que possible et qu’elle n’a pas rompu le contrat. « Des déclarations faites par une personne qui est nouvelle à son poste ne sont pas nécessairement fidèles à la réalité », a déclaré Eugene Gerstein, un associé directeur d’INKAS, qui s’est rendu à plusieurs reprises en Haïti.

M. Gerstein a soutenu mercredi qu’entre sept et 10 des véhicules commandés sont arrivés en Haïti jusqu’à présent, quatre « sortiront sous peu » et environ quatre autres sont « prévus quelques semaines après ».

L’ancien officier militaire a aussi souligné que son entreprise avait fait don d’autres véhicules à Haïti, tels que des véhicules blindés de transport de troupes, d’une valeur d’un million de dollars.

M. Gerstein a indiqué qu’il y avait deux raisons principales aux retards. Tout d’abord, a-t-il dit, les responsables haïtiens continuent de changer d’avis sur les modifications, en particulier en ce qui concerne la meilleure façon de protéger la partie supérieure des véhicules contre les tirs venant d’en haut.

L’autre problème signalé par M. Gerstein concerne les chaînes d’approvisionnement, en particulier pour les faisceaux de câbles. Les constructeurs automobiles en ont un nombre insuffisant, ce qui a obligé INKAS à les concevoir à partir de zéro, au lieu d’attendre.

M. Gerstein a également déclaré que la Police nationale haïtienne avait ruiné l’un des nouveaux véhicules en passant de deux à quatre roues motrices, ce qui a bloqué le différentiel.

Affaires mondiales Canada n’a pas encore répondu à une demande de commentaires sur les allégations d’Haïti.

Sanctions canadiennes

Les commentaires de la ministre interviennent alors que le premier ministre Justin Trudeau continue d’appeler l’Europe et les États-Unis à imiter le Canada et à sanctionner les élites haïtiennes.

« Pour moi, la meilleure façon de refaire une stabilité pour Haïti, c’est d’abord de sanctionner les élites pour leur dire qu’elles ne peuvent plus financer les gangs (ni) l’instabilité politique », a-t-il indiqué lundi au cours d’une assemblée publique dans le quartier Saint-Michel, à Montréal, qui compte une importante diaspora haïtienne.

Le Canada a imposé des sanctions contre 17 membres de l’élite politique et économique d’Haïti pour leurs liens présumés avec des gangs. Ottawa leur interdit notamment de faire des transactions financières au Canada. Bon nombre des personnes visées par les sanctions contestent ces allégations et soutiennent qu’Ottawa a agi sur la base d’informations de mauvaise qualité.

En décembre dernier, M. Trudeau avait exhorté l’Europe à emboîter le pas. L’ambassadeur du Canada aux Nations unies, Bob Rae, a déclaré en janvier que la France pourrait faire la différence en imposant elle aussi des sanctions semblables.

M. Trudeau a indiqué lundi qu’il n’était pas satisfait de la réponse de ces pays jusqu’ici. « Les États-Unis ont commencé à faire plus de sanctions. On a besoin qu’ils en fassent beaucoup plus. On a besoin que les pays d’Europe, que la France, en fassent plus », a-t-il soutenu.

La France a déclaré qu’elle s’en tenait plutôt à un processus des Nations unies visant à sanctionner les mauvais acteurs en Haïti, en les empêchant de visiter la plupart des pays et en leur interdisant de faire des transactions financières avec des entités étrangères. Ce lent processus onusien n’a touché qu’une seule personne depuis son lancement en octobre dernier.

Lors d’une entrevue en décembre, l’ambassadeur de France en Haïti, Fabrice Mauriès, avait critiqué l’approche du Canada, préférant celle de l’ONU. Et « si les sanctions restent canadiennes, elles échoueront », a-t-il déclaré à Radio France Internationale.

Intervention militaire ?

Le gouvernement non élu d’Haïti a demandé une intervention militaire internationale pour éliminer les gangs, mais ce scénario divise profondément les Haïtiens.

L’ONU a déjà établi que des militaires étrangers qu’elle a supervisés lors de déploiements antérieurs en Haïti avaient agressé sexuellement des résidants et provoqué une épidémie de choléra.

Par ailleurs, M. Trudeau a déclaré mercredi qu’Ottawa avait aidé Haïti de nombreuses manières depuis la fin de la dictature des Duvalier en 1986, mais qu’il fallait un changement plus durable.

« Nous avons livré des missions militaires, nous avons construit des hôpitaux, nous avons formé des policiers, fourni des gardiens de prison — nous avons fait une quantité énorme d’interventions et pourtant les problèmes persistent », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse à Terre-Neuve-et-Labrador.

M. Trudeau a fait valoir qu’il fallait adopter une « nouvelle approche » où les Haïtiens sont aux commandes. « L’intervention extérieure comme nous l’avons fait dans le passé n’a pas fonctionné pour créer une stabilité à long terme pour Haïti. »

En tout cas, le chef d’état-major de la Défense doute que le Canada ait la « capacité » militaire de mener une telle intervention en Haïti. « Il y a tellement d’éléments à prendre en compte […] Ce serait difficile », admettait la semaine dernière le général Wayne Eyre, dans une entrevue à Reuters.