(Ottawa) La rumeur refuse de mourir : Chrystia Freeland, future secrétaire générale de l’OTAN ? Ancien ministre des Affaires étrangères et des Finances, John Manley, qui a été de la course en 2003, estime que les chances de la Canadienne sont minces, mais il considère qu’il est « injuste » que ce soit invariablement un Européen qui hérite du poste.

Le nom de la vice-première ministre a été évoqué dans des articles du New York Times, de Politico Europe et, plus récemment, du magazine Foreign Policy. On voit en cette ex-journaliste polyglotte, qui jouit d’une bonne notoriété sur la scène internationale, une potentielle successeure à Jens Stoltenberg.

La principale intéressée plaide chaque fois qu’on l’interroge à ce sujet qu’elle a déjà beaucoup de pain sur la planche, et qu’elle aime ce qu’elle fait. Son bureau n’a pas voulu s’avancer davantage, la semaine dernière, ni dire si sa candidature est effectivement favorisée par Washington.

L’ambassade des États-Unis au Canada se garde d’ouvrir le jeu des Américains. « Nous ne sommes pas en mesure de commenter les délibérations entourant la sélection du prochain secrétaire général », a déclaré une porte-parole.

Tant que les États-Unis ne seront pas prêts à pousser très fort en sa faveur, ça n’arrivera pas. Et là, je parle d’un appui non passif : le secrétaire à la Défense et le secrétaire d’État qui appellent leurs collègues et qui leur disent : “On veut que ce soit elle.”

John Manley, ancien ministre des Affaires étrangères et des Finances

Il y a un hic.

Le Canada ne consacre pas 2 % de son produit intérieur brut (PIB) au budget de la Défense nationale.

« Pour convaincre les Américains de mettre leur poids derrière Mme Freeland, il faut prendre un engagement clair sur la cible minimale du 2 % », croit l’ancien ministre à qui Jean Chrétien, pourtant « pas un grand fan de l’OTAN », avait donné sa bénédiction à l’époque.

« Ce n’est pas la règle »

L’ambassadeur de France au Canada, Michel Miraillet, évoque le même enjeu.

« Pour être secrétaire général de l’OTAN et intervenir au sein d’une organisation qui fait pression pour demander aux pays au minimum 2 % du PIB en matière de défense, c’est un peu compliqué. Vous vous retrouvez un peu entre deux chaises », expose-t-il.

Mais au-delà de la question de l’argent, il y a celle de la nationalité, insiste le diplomate, qui a lui-même œuvré quelques années comme représentant de l’Élysée à l’alliance politico-militaire.

« Ce n’est pas la règle », tranche-t-il lors d’une entrevue.

« Le problème, c’est qu’à l’OTAN, il y a un certain nombre de règles, y compris que le secrétaire général n’est pas un Nord-Américain. Voilà. On peut le regretter, mais c’est un peu comme ça », poursuit le diplomate français.

Son homologue allemande, l’ambassadrice Sabine Sparwasser, se montre prudente quand on lui demande si Berlin serait prêt à jeter son dévolu sur une non-Européenne pour diriger le bloc de 30 pays, dont seulement 2 se trouvent en Amérique du Nord.

« Je n’y ai pas pensé, sincèrement. Je suis un peu agnostique là-dessus ! Je ne peux pas faire de commentaires au-delà de ça », lâche-t-elle en entrevue.

Sabine Sparwasser indique cependant que Chrystia Freeland « jouit d’une très grande admiration en Europe, et en particulier en Allemagne », entre autres car « c’est elle qui a convaincu les sociaux-démocrates de ne pas voter contre l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne ».

« Injuste », selon John Manley

Jamais une femme n’a été à la barre de l’OTAN depuis sa création, en 1949 – en plus du nom de la vice-première ministre canadienne, celui de l’Estonienne Kaja Kallas, qui vient d’être réélue première ministre de cet État balte, circule également dans les médias.

Jamais non plus l’organisation établie à Bruxelles n’a été dirigée par un Canadien.

Selon John Manley, la citoyenneté canadienne ne devrait pas être un critère de disqualification automatique.

« Je considère que c’est injuste. Vous savez, les Pays-Bas, c’est un pays exceptionnel, nous avons beaucoup d’intérêts en commun avec eux... mais c’est un très petit pays ! Pourquoi y a-t-il eu autant de dirigeants néerlandais, et non pas un ou deux, mais zéro Canadien ? », lance-t-il.

L’OTAN peut « nous accuser de ne pas dépenser autant que les autres en défense », mais « nous avons joué un rôle clé pendant la Seconde Guerre mondiale, et nous sommes un membre fondateur », insiste l’ancien politicien.

Des pions à placer

La sélection du secrétaire général de l’OTAN se fait par consensus.

Les États-Unis, la France et l’Allemagne sont largement considérés comme les nations ayant le poids le plus important dans la balance.

D’ici la fin officielle du mandat de Jens Stoltenberg, les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’OTAN se rencontreront à Vilnius, en Lituanie, en juillet prochain. La question du leadership sera sans aucun doute sur toutes les lèvres.

PHOTO BLAIR GABLE, ARCHIVES REUTERS

Justin Trudeau, premier ministre du Canada, au côté de Chrystia Freeland

Et si campagne canadienne il y a en faveur de Chrystia Freeland, il faudra être prêt à transiger, fait remarquer Louise Blais, ancienne ambassadrice du Canada auprès des Nations unies.

« Ces campagnes ont un coût politique, et des échanges doivent être faits. C’est pourquoi il faut avoir une vue d’ensemble, faire le calcul, et en parler à nos alliés », relève-t-elle.

Un profil plus international que national

Il reste la pièce manquante, et essentielle, du puzzle : la députée torontoise farouchement pro-Ukraine et anti-Poutine, qui a été une actrice importante dans la réponse du gouvernement à l’invasion, est-elle tentée par l’aventure ?

Dans les coulisses, des libéraux la voient davantage courir les évènements internationaux que les salles de bingo dans l’espoir de se faire élire cheffe du Parti libéral, où d’aucuns la voient depuis que Justin Trudeau l’a recrutée, en 2013.

« Je ne la vois pas du tout leader de mon parti », a tranché une source libérale haut placée qui a demandé de ne pas être nommée afin d’exprimer son opinion le plus librement possible.

Son penchant pour les affaires du monde, la ministre Freeland l’a communiqué dans un discours prononcé en octobre dernier sur sa vision d’un nouvel ordre international au Brookings Institution, un groupe de réflexion établi à Washington.

« Ce n’était pas du tout en lien avec son portefeuille de vice-première ministre. C’est sûr que nous, ici, on regardait ça en se demandant ce qui se tramait », exprime une autre source libérale n’étant pas autorisée à parler publiquement de l’enjeu.

Au cabinet de la ministre, qui planche actuellement sur son troisième budget, la porte-parole Adrienne Vaupshas déclare ceci : « Mme Freeland a déjà un travail important et se concentre à servir le Canada et les Canadiens. »

En savoir plus
  • 1,36 %
    Le Canada consacre ce pourcentage de son PIB aux dépenses en défense, encore loin de la cible des 2 % qu’atteignent 8 des 30 pays membres de l’OTAN.
    Source : rapport annuel du secrétaire général de l’OTAN, 2021
    69 %
    C’est la part des dépenses de défense de l’OTAN provenant des États-Unis.
    Source : rapport annuel du secrétaire général de l’OTAN, 2021