(Ottawa) Le Parti conservateur soutient qu’au moins huit de ses candidats ont mordu la poussière aux élections fédérales de 2021 en raison de l’ingérence de la Chine durant la campagne électorale.

Le quotidien The Globe and Mail a rapporté vendredi que la Chine avait utilisé une stratégie raffinée afin d’assurer la réélection d’un gouvernement libéral minoritaire dirigé par Justin Trudeau et de défaire des candidats conservateurs jugés hostiles au régime communiste chinois.

Le quotidien soutient avoir vu l’ampleur de l’opération d’ingérence menée par Pékin en consultant des documents secrets du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) touchant la période avant et après les élections de septembre 2021.

Selon des informations obtenues par La Presse, de hauts dirigeants du Parti conservateur ont soumis des exemples concrets d’ingérence de la Chine aux enquêteurs du SCRS durant trois rencontres qui ont eu lieu après le jour du scrutin, le 20 septembre 2021. La dernière rencontre s’est tenue deux jours avant la formation du nouveau cabinet de Justin Trudeau, le 26 octobre 2021.

« Nous avons fourni des preuves aux autorités pertinentes. Au moins huit candidats ont perdu à cause de l’ingérence de la Chine », a affirmé à La Presse une source conservatrice qui a requis l’anonymat afin de pouvoir s’exprimer librement sur cette question.

« C’est un enjeu très grave », a ajouté cette source.

Il est absolument essentiel que nos agences de sécurité nationale soient en mesure de détecter et d’empêcher ce genre d’ingérence pour sauvegarder notre démocratie. Sinon, les partis politiques vont éviter de proposer des politiques qui pourraient heurter des régimes autoritaires.

Source conservatrice anonyme

Parmi les huit candidats conservateurs qui auraient été visés par une campagne de désinformation sur WeChat à l’intention de la diaspora chinoise, trois étaient des députés sortants. Il s’agit de Bob Soroya, qui a perdu dans la circonscription de Markham-Unionville, en Ontario, après avoir été élu en 2015, de Kenny Chiu, qui a été battu dans Steveston–Richmond-Est, en Colombie-Britannique, après un mandat, et d’Alice Wong, dans Richmond-Centre, qui avait été élue sans interruption depuis 2011. Ces trois députés ont été défaits en 2021 par des candidats libéraux.

Aux dernières élections, Erin O’Toole était le chef du Parti conservateur. Il avait adopté une position des plus fermes envers la Chine, promettant de conclure des alliances avec les États-Unis et d’autres pays pour contrer l’influence grandissante de Pékin.

Selon nos informations, Kenny Chiu était particulièrement dans la ligne de mire des autorités chinoises après qu’il eut déposé à la Chambre des communes, en avril 2021, un projet de loi privé visant à établir un registre des agents d’influence étrangers. Pékin estimait ce projet de loi ouvertement hostile à ses émissaires au Canada. Le projet de loi est mort au feuilleton à la suite du déclenchement des élections.

La semaine dernière, deux anciens diplomates du Canada qui ont été en fonction en Chine – David Mulroney et Charles Burton – ont affirmé devant un comité parlementaire que l’absence de registre des personnes qui agissent au nom d’autres pays favorise l’ingérence étrangère en sol canadien.

Une stratégie connue

Interrogé à ce sujet vendredi, le premier ministre Justin Trudeau a reconnu que la Chine tente depuis des années de s’ingérer dans les élections qui se déroulent non seulement au Canada, mais aussi dans plusieurs autres pays démocratiques. Toutefois, les manœuvres de Pékin n’ont pas entaché l’intégrité des deux derniers scrutins, a-t-il soutenu.

« Je l’ai dit bien souvent au cours des dernières années, incluant à la Chambre des communes, que la Chine, entre autres, est en train d’essayer de s’ingérer dans nos processus démocratiques et dans nos communautés au Canada, y compris dans nos élections », a déclaré le premier ministre.

Ça fait des années qu’on est conscients de ça au Canada et dans le monde. Et c’est pour ça que nos agences de sécurité et de renseignement travaillent de façon acharnée pour contrer cette influence de façon régulière.

Justin Trudeau, premier ministre du Canada

« Je veux encore une fois rassurer les Canadiens que nous avons les systèmes électoraux les plus intègres au monde et je peux encore une fois confirmer de façon sereine et absolue que les résultats des élections en 2019 et en 2021, ce sont les résultats qu’ont choisis les électeurs canadiens, point à la ligne. »

Dans son numéro de vendredi, The Globe and Mail a rapporté que les documents du SCRS ont été remis par le Canada à ses alliés du Groupe des cinq (Five Eyes) qui comprend, outre le Canada, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Une partie de ces renseignements a également été communiquée aux services de renseignement français et allemands.

Rappelons qu’un comité de la procédure et des affaires de la Chambre des communes a lancé une enquête parlementaire sur les allégations selon lesquelles la Chine serait intervenue dans la campagne électorale de 2019 pour soutenir 11 candidats, pour la plupart des libéraux, dans la région de Toronto.

Au cours de la dernière décennie, Pékin s’est donné comme objectif d’élargir son influence politique, économique et militaire dans le monde en utilisant des entreprises servant de relais au régime communiste et en misant sur son vaste réseau de diplomates.

Trudeau aurait « camouflé » l’affaire, dit Poilievre

De passage à Calgary, le chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre, a accusé le premier ministre Justin Trudeau d’avoir voulu balayer sous le tapis les tentatives d’ingérence de la Chine parce que son parti en avait profité.

« Peut-on vraiment croire que le SCRS rédigerait un long rapport et le partagerait avec des pays étrangers sans informer le premier ministre au sujet de l’ingérence chinoise ? Ce n’est pas crédible », a-t-il déclaré.

Justin Trudeau était au courant de cette ingérence et il l’a camouflée parce qu’il en a profité. Il est tout à fait heureux de laisser un régime autoritaire se mêler de nos élections dans la mesure où cela aide sa cause.

Pierre Poilievre, chef du Parti conservateur

M. Poilievre faisait ainsi allusion à de précédentes déclarations de M. Trudeau qui avait nié, l’automne dernier, avoir été mis au courant par le SCRS que la Chine avait établi un « réseau clandestin » de financement illégal d’une dizaine de candidats durant les élections de 2019.

De son côté, le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, François-Philippe Champagne, s’est dit préoccupé par les révélations du Globe and Mail. « C’est préoccupant. […] Quand on voit ces choses-là, il faut avoir les yeux grands ouverts. Il ne faut pas être naïf. Il faut regarder ce qui se passe. C’est pour ça que récemment, vous avez vu, on a même resserré les règles au niveau de la sécurité de la recherche dans des domaines sensibles, dans des domaines clés de technologie. Alors on va continuer de prendre les mesures appropriées parce que protéger la sécurité nationale, c’est la priorité numéro un. »

Le député bloquiste René Villemure a aussi affirmé que ces révélations étaient troublantes. « C’est extrêmement préoccupant, mais ce serait une erreur de contester la légitimité des élections et de seulement en faire un enjeu partisan. L’enjeu réel, c’est la facilité avec laquelle les puissances étrangères peuvent manipuler nos élections. Il faut s’y attaquer avec transparence, mais depuis des mois, le gouvernement nie toute ingérence et cache la vérité », a-t-il dit.

Quatre faits saillants des révélations du Globe and Mail

  1. Selon The Globe and Mail, les documents du SCRS détaillent les tactiques utilisées par la Chine au Canada. Entre autres choses, la direction du Parti communiste chinois à Pékin « faisait pression sur ses consulats pour qu’ils créent des stratégies visant à tirer parti des membres et des associations de la communauté chinoise à des fins politiques au sein de la société canadienne ».
  2. Les documents révèlent que l’ancienne consule générale de Chine à Vancouver Tong Xiaoling s’est vantée en 2021 d’avoir contribué à la défaite de deux députés conservateurs.
  3. En juillet 2021, soit environ huit semaines avant le scrutin, un employé d’une mission diplomatique chinoise au Canada aurait déclaré que la Chine « aime quand les partis au parlement se battent les uns contre les autres, alors que s’il y a une majorité, le parti au pouvoir peut facilement mettre en œuvre des politiques qui ne favorisent pas la RPC ».
  4. Les documents du SCRS indiquent aussi que des diplomates chinois et certains membres des médias de langue chinoise ont reçu le mandat de convaincre la diaspora chinoise que le Parti conservateur était trop critique à l’égard de la Chine. Si le Parti conservateur devait remporter la victoire, il pourrait emboîter le pas à l’ancien président américain Donald Trump, qui a notamment frappé les étudiants chinois d’une interdiction de fréquenter certaines universités ou certains programmes d’enseignement aux États-Unis.