(Ottawa) Le gouvernement Trudeau avait raison de recourir à la Loi sur les mesures d’urgence pour mettre fin au convoi de la liberté et aux blocages de postes frontaliers ailleurs au pays en février 2022. Le juge Paul Rouleau a dit en arriver à cette conclusion « à contrecœur » dans son volumineux rapport de 2320 pages dévoilé vendredi.

Le commissaire donne raison au gouvernement

Le « convoi de la liberté » à Ottawa et les blocages de postes frontaliers ailleurs au pays constituaient bel et bien une menace à la sécurité nationale, même s’il n’y a pas eu de violence grave et généralisée. Rassuré par les conclusions du juge Paul Rouleau, le premier ministre Justin Trudeau affirme néanmoins qu’il tire des leçons importantes des évènements de l’an dernier.

Le gouvernement Trudeau avait donc raison de recourir à la Loi sur les mesures d’urgence pour mettre fin à ces manifestations contre l’obligation vaccinale pour les camionneurs et les autres mesures sanitaires imposées durant la pandémie. Le juge Paul Rouleau a dit en arriver à cette conclusion « à contrecœur » dans son épais rapport de 2320 pages dévoilé vendredi.

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Exemplaire du rapport du juge Paul Rouleau sur l’utilisation de la Loi sur les mesures d’urgence par le gouvernement libéral

« Le fait que les circonstances ont évolué au point où le Cabinet a raisonnablement cru nécessaire d’invoquer la loi est regrettable, car à mon avis, la situation qui a mené à son invocation aurait probablement pu être évitée », a-t-il déploré en conférence de presse.

Il note la « série d’échecs » des forces policières qui ont contribué à rendre la situation au centre-ville d’Ottawa incontrôlable. Des centaines et parfois des milliers de camions ont paralysé les rues entourant le parlement durant trois semaines.

Des manifestations légales ont sombré dans l’illégalité, au point de provoquer une situation de crise nationale.

Extrait du rapport du juge Paul Rouleau

Mais il s’agit également d’un « échec du fédéralisme », selon le juge. La Ville d’Ottawa, le gouvernement de l’Ontario et le gouvernement fédéral ont été incapables de mettre la partisanerie de côté pour se coordonner. L’inaction du premier ministre ontarien Doug Ford face au « convoi de la liberté » avait été soulignée à maintes reprises durant les audiences de la Commission.

Un risque réel pour la sécurité des résidants

Reste que les critères « très stricts à respecter » pour recourir à cette loi d’exception « ont été remplis », à son avis. Dans son rapport, il écrit que les organisateurs du « convoi de la liberté » avaient perdu le contrôle. Les nombreux camions s’étaient incrustés dans les rues du centre-ville de la capitale fédérale et constituaient un risque pour la sécurité des résidants. Plus la manifestation durait, plus le risque de violence s’accentuait.

« Le Cabinet disposait de renseignements faisant état d’une menace de violence grave dans un but politique ou idéologique », constate-t-il. Les élus et des fonctionnaires recevaient des menaces de mort, et certains manifestants commençaient à envisager « de plus en plus le recours à la violence » pour mettre fin aux mesures de santé publique contre la COVID-19.

Le juge cite l’exemple du protocole d’entente de Canada Unity qui proposait de renverser le gouvernement avec l’aide de la gouverneure générale et du président du Sénat. Il note également les propos « de prise de pouvoir » tenus sur les réseaux sociaux par Patrick King, l’une des figures de proue de la manifestation, et les discours en ligne sur la tenue d’un « procès de Nuremberg 2.0 » avec des arrestations citoyennes de responsables de la Santé publique. La découverte d’une cache d’armes et de munitions au barrage de Coutts, en Alberta, a accentué les craintes « de violence grave dans un but politique ou idéologique ».

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La Gendarmerie royale du Canada avait confisqué, en février 2022, 13 armes d’épaule, des armes de poing, plusieurs ensembles de gilets pare-balles, une machette, une grande quantité de munitions ainsi que des chargeurs de grande capacité au barrage de Coutts, en Alberta.

Le gouvernement avait donc raison de croire que « la vie, la santé et la sécurité des Canadiens étaient gravement en danger » et que la situation pouvait dégénérer, devenir dangereuse et ingérable, écrit-il.

L’inquiétude du gouvernement sur l’apparition de nouveaux barrages de postes frontaliers, de voies ferrées ou de ports était également raisonnable, selon lui.

De plus, il est persuadé que le recours à cette loi d’exception et les pouvoirs extraordinaires qui en ont découlé eu un effet dissuasif sur les manifestants. Certains ont probablement choisi de rentrer chez eux et d’autres d’y rester au lieu de participer aux convois de camions. Les autorités pouvaient notamment réquisitionner des remorqueuses et ordonner le gel de comptes bancaires.

Le juge Rouleau émet 56 recommandations, dont celle de moderniser la définition de l’état d’urgence dans la Loi sur les mesures d’urgence. Il estime que le gouvernement doit remplacer la définition de menace à la sécurité nationale qui s’applique au Service canadien du renseignement de sécurité par une nouvelle définition dans la Loi sur les mesures d’urgence pour mieux saisir les situations qui pourraient poser « un risque grave pour l’ordre public » aujourd’hui et à l’avenir.

Trudeau regrette

Le juge écorche au passage le premier ministre Justin Trudeau qui avait qualifié les participants du « convoi de la liberté » de « petite minorité marginale » qui ne représente « pas les opinions des Canadiens ».

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Le ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino, la vice-première ministre et ministre des Finances, Chrystia Freeland, le premier ministre, Justin Trudeau, le ministre de la Justice, David Lametti, et le président du Conseil privé du Roi pour le Canada et ministre de la Protection civile, Bill Blair, jeudi, en conférence de presse

« Cela a eu pour effet d’énergiser les manifestants, de renforcer leur détermination et de les rendre encore plus aigris envers les autorités gouvernementales », souligne le juge Rouleau. Il ajoute que les dirigeants « auraient dû faire davantage d’efforts » pour « reconnaître que la majorité des manifestants exerçaient leurs droits démocratiques fondamentaux ».

« Je regrette de ne pas avoir choisi mes mots avec un peu plus de délicatesse », a reconnu M. Trudeau en conférence de presse vendredi.

Il a ajouté du même souffle ne pas retirer ses propos pour le « petit nombre de gens » qui ont fait de la désinformation afin de « manipuler » et « mettre en danger » la santé, la sécurité et le bien-être des Canadiens.

Les manifestants du « convoi de la liberté » « auront toujours le droit de s’exprimer, de partager leurs désaccords avec les politiques gouvernementales » et « ils ont été entendus », a-t-il répondu lorsque La Presse lui a demandé s’il avait un message pour eux. Il a ensuite défendu l’approche du gouvernement qui s’appuyait sur la science pour juguler la pandémie.

Le premier ministre a réagi trois heures après le dévoilement du rapport de la Commission sur l’état d’urgence. M. Trudeau a soutenu que les conclusions du juge Rouleau viennent confirmer que le Cabinet a pris une décision responsable au plus fort de la crise l’année dernière. Il a aussi réaffirmé que l’invocation de cette loi devait demeurer un outil de dernier recours.

Le gouvernement Trudeau compte étudier les recommandations de la Commission et moderniser la Loi sur les mesures d’urgence. Il s’est engagé à fournir une réponse publique détaillée au rapport d’ici un an. Le juge Rouleau suggère au gouvernement d’indiquer les recommandations qui seront acceptées ou rejetées et de fournir un calendrier détaillé de leur mise en œuvre.

Avec Joël-Denis Bellavance, La Presse

Quelques recommandations du rapport Rouleau

  • Nommer un seul coordonnateur national du renseignement pour les évènements majeurs de dimension nationale, interprovinciale ou interterritoriale
  • Moderniser la définition d’état d’urgence dans la Loi sur les mesures d’urgence et s’assurer que le seuil pour recourir à cette législation d’exception demeure élevé
  • Rendre obligatoire le dépôt des avis juridiques en cas de déclaration d’urgence et la levée du secret du Cabinet lors de l’enquête publique qui la suit
  • Rendre obligatoire la levée du secret du Cabinet pour l’enquête publique
  • Permettre au commissaire de prolonger son mandat de six mois pour la production de son rapport

Le rapport Rouleau en cinq citations

  • « Je suis convaincu qu’il n’y a pas eu de coordination digne de ce nom entre les manifestations d’Ottawa et d’autres endroits au Canada. »
  • « Il se peut fort bien qu’on ait pu éviter une violence grave même sans la déclaration d’urgence. La possibilité qu’elle ait pu être évitée ne rend pas pour autant la décision erronée. »
  • « Je n’ai pas besoin de voir l’avis juridique lui-même pour accepter la preuve qu’ils croyaient que leur conclusion était justifiée en droit. »
  • « […] le gouvernement n’avait aucune chance réaliste de mener un dialogue productif avec certains manifestants, comme ceux qui croyaient que les vaccins contre la COVID-19 s’inscrivaient dans une vaste conspiration mondiale visant à dépeupler la planète. »
  • « Le Convoi de la liberté a acquis l’appui de nombreux Canadiens frustrés qui souhaitaient simplement protester contre ce qu’ils percevaient comme une intervention exagérée de l’État. Les messages des politiciens, des responsables publics et, dans une certaine mesure, des médias auraient dû être plus équilibrés et établir une distinction plus nette entre ceux qui manifestaient pacifiquement et les autres manifestants. »

Que dit le juge Rouleau sur…

Le gel des comptes bancaires

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Manifestation devant le Parlement, en février 2022

Bien que controversé, le gel des avoirs des manifestants s’est avéré une mesure efficace, selon le juge Rouleau. Il s’agissait d’un « outil puissant » pour les inciter à quitter le centre-ville d’Ottawa, mais l’absence de mécanisme pour débloquer les comptes par la suite « est plus préoccupante ». Il n’y avait pas de ligne directrice et les institutions financières ne savaient pas quand une personne n’était plus sur la liste des manifestants fournie par la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Les personnes touchées ne savaient pas non plus qui contacter pour faire débloquer leurs comptes bancaires une fois qu’elles avaient quitté les manifestations.

La mésinformation et la désinformation

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La transmission de faits erronés sur la COVID-19 sur les réseaux sociaux a influencé l’opinion de nombreux manifestants sur les mesures sanitaires, selon le juge Rouleau.

Les réseaux sociaux ont accéléré la transmission de faits erronés sur la COVID-19, ce qui a influencé l’opinion de nombreux manifestants sur les mesures sanitaires. Mais la mésinformation et la désinformation ne se sont pas limitées à la pandémie, elles ont touché « les manifestations elles-mêmes » de part et d’autre. Le juge Rouleau est convaincu que de fausses informations ont circulé sur le « convoi de la liberté » pour « discréditer injustement tous les manifestants ». Il note au passage que des médias ont amplifié cette mésinformation comme lorsqu’ils leur ont attribué un incendie criminel allumé dans le hall d’entrée d’un immeuble d’appartements du centre-ville d’Ottawa. La police avait par la suite déclaré qu’il n’y avait aucun lien. « Le fait que les manifestants puissent être à la fois les victimes et les auteurs de mésinformation montre à quel point la mésinformation est pernicieuse dans la société moderne », fait-il remarquer.

Les camionneurs comme symbole

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Manifestation à Ottawa lors de l’occupation du « convoi de la liberté », en février 2022

L’obligation vaccinale pour les camionneurs qui traversaient la frontière canado-américaine menaçait le gagne-pain de ceux qui avaient choisi de ne pas se faire vacciner, reconnaît le juge Rouleau. Ils devaient se mettre en quarantaine. Les camionneurs avaient déjà dû composer avec des défis importants en exerçant leur travail durant la pandémie. Les organisateurs du « convoi de la liberté », comme Tamara Lich et Pat King, ont rapidement compris que leurs doléances pouvaient « servir de point de ralliement » pour le mécontentement à l’égard des mesures sanitaires ou du gouvernement. « Les “camionneurs” se sont révélés être un symbole puissant », écrit le juge. Il note toutefois que l’obligation vaccinale avait d’abord été appliquée par les États-Unis et que le Canada avait emboîté le pas.

L’ex-chef de police Peter Sloly

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L’ex-chef du Service de police d’Ottawa, Peter Sloly

L’ex-chef du Service de police d’Ottawa a servi de bouc émissaire. Ses erreurs de leadership ont été « indûment amplifiées », selon le juge Rouleau. Il croit qu’elles doivent plutôt être analysées en tenant compte de l’évènement « sans précédent par sa taille, sa durée et sa complexité » auquel il faisait face. Peter Sloly a été critiqué pour avoir laissé les poids lourds entrer au centre-ville pour ensuite bloquer de nombreuses rues. Il avait également affirmé publiquement qu’il ne voyait pas de « solution policière » à la crise. Il a fini par démissionner, voyant qu’il avait perdu la confiance de son entourage.

La commissaire de la GRC Brenda Lucki

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La commissaire de la GRC, Brenda Lucki

Deux omissions de la commissaire de la GRC la veille du recours à la Loi sur les mesures d’urgence n’ont pas eu un impact important, note le juge Rouleau. Lors de la réunion du Cabinet dans la soirée du 13 février, Brenda Lucki n’avait pas pris la parole. Elle n’avait donc pas fourni de mise à jour sur la planification des opérations policières. Le juge Rouleau n’est « pas prêt à conclure qu’une telle intervention aurait été déterminante ». Le fait qu’elle n’ait pas non plus informé le Cabinet que la police avait encore d’autres outils qu’elle pouvait utiliser avant de recourir à des pouvoirs extraordinaires n’est pas « un élément particulièrement significatif ».

Ils ont dit

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Le premier ministre Justin Trudeau

Après avoir entendu des douzaines de témoins, après avoir étudié les documents nécessaires, la Commission sur l’état d’urgence a indiqué que, l’année dernière, on faisait effectivement face à une urgence nationale et le seuil très élevé à respecter pour invoquer la Loi sur les mesures d’urgence a été atteint. Ces mesures ne devraient jamais être prises à la légère. Depuis le début, notre gouvernement était confiant que c’était une décision responsable.

Le premier ministre Justin Trudeau

PHOTO DAVE CHIDLEY, LA PRESSE CANADIENNE

Pierre Poilievre, chef du Parti conservateur

C’est lui [Justin Trudeau] qui a causé le problème des manifestations, un problème qui n’était pas nécessaire. Les insultes que Justin Trudeau a versées envers la population ont servi à énergiser les manifestants, à durcir leur détermination et à les rendre encore plus aigres envers les autorités gouvernementales.

Pierre Poilievre, chef du Parti conservateur

PHOTO PATRICK DOYLE, LA PRESSE CANADIENNE

Jagmeet Singh, chef du Nouveau Parti démocratique

Le rapport réitère ce que les résidants d’Ottawa et les Canadiens touchés par la fermeture de la frontière savent déjà : la Loi sur les mesures d’urgence était nécessaire parce que tous les niveaux de gouvernement ont été incapables de répondre au mouvement de protestation du convoi.

Jagmeet Singh, chef du Nouveau Parti démocratique

PHOTO PATRICK DOYLE, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Christine Normandin, leader adjointe du Bloc québécois, en 2021

On pense toujours que ce n’était pas nécessairement la bonne décision dans la mesure où d’autres choses auraient pu être faites pour régler la situation. […] Ce n’est pas une loi qu’on doit prendre à la légère. Dans ce contexte-là, je pense qu’on aurait pu au moins évaluer d’autres options et faire preuve de beaucoup plus de transparence aussi avant de recourir à la loi.

Christine Normandin, leader adjointe du Bloc québécois

Nous sommes déçus du résultat. Ce n’est pas entièrement surprenant même si nous étions optimistes que le commissaire était prêt à prendre une décision difficile. C’est une grosse commande de demander à quelqu’un de conclure qu’un geste majeur du gouvernement n’était pas justifié par la loi.

Rob Kittredge, avocat du Justice Centre for Constitutional Freedoms

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Steeve Charland répond aux questions lors de sa comparution aux audiences de la Commission sur l’état d’urgence, en novembre 2022.

Je pense que c’était prévisible. Par contre, je suis quand même content d’une tournure des paroles de M. Rouleau : c’est qu’il dit que ça a été clairement défini pendant la commission qu’une grosse partie de la population ne se sent plus entendue, ne se sent plus concernée par la politique libérale fédérale actuelle.

Steeve Charland, leader des Farfaadas

Nous pensons toujours que le seuil [de la loi] n’a pas été rempli. Le juge Rouleau reconnaît dans son rapport que son travail n’était pas d’évaluer la légalité du recours à la [Loi sur les mesures d’urgence]. C’est le travail des tribunaux, et c’est pourquoi nous maintenons notre contestation judiciaire.

Cara Swibel, avocate de l’Association canadienne des libertés civiles

C’est une journée noire pour notre pays parce que nous avons toujours été fier de notre respect pour les droits et libertés, les droits de la personne, le dialogue, la dissension politique et la décision de M. Rouleau indique que ce qui est arrivé à Ottawa est suffisant pour déclarer l’état d’urgence et enlever des droits aux gens.

Keith Wilson, avocat de Tamara Lich et d’autres organisateurs du convoi de la liberté sur les ondes de CPAC

Propos recueillis par Joël-Denis Bellavance, Mélanie Marquis et Mylène Crête, La Presse