(Ottawa) Le règne du groupe armé État islamique est peut-être terminé, mais sa chute continue d’occuper le Canada. Le gouvernement doit se dépêtrer avec une décision de la Cour fédérale l’obligeant à rapatrier des femmes et des enfants coincés dans des camps en Syrie – ou en prison, comme « Jihadi Jack ».

Ce n’est pas faute d’avoir opposé une vive résistance devant le tribunal. Faisant l’objet d’une poursuite au nom de 26 Canadiens bloqués en Syrie, le fédéral avait notamment plaidé que la situation sécuritaire au pays l’empêchait d’offrir des services consulaires. Le juge Henry Brown n’en croit rien, à la lumière de la preuve présentée.

Il a ordonné au Canada de rapatrier « dès que raisonnablement possible » 6 femmes et 13 enfants, dont la majorité croupissent dans des camps du nord-est du pays, dans une région autonome contrôlée par les forces kurdes. Dans leur cas, Affaires mondiales en est arrivé à une « résolution mutuellement acceptable », en échange de l’abandon de la poursuite.

Mais le juge Brown a aussi sommé Ottawa de ramener au Canada quatre hommes qui sont détenus dans le même secteur. Parmi eux, Jack Letts, surnommé « Jihadi Jack ». L’homme, qui serait parti gonfler les rangs du groupe État islamique en 2014, avait aussi la citoyenneté britannique, mais il en a été déchu en 2019, au grand dam d’Ottawa.

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Jack Letts, surnommé « Jihadi Jack »

« Le jugement est clair : le Canada est en violation du droit international humanitaire », résume Frédéric Mégret, professeur titulaire de droit de l’Université McGill et codirecteur du Centre sur les droits de la personne et le pluralisme juridique.

« À partir du moment où les forces kurdes sont prêtes à renvoyer ces Occidentaux chez eux […] et qu’on les laisse croupir dans ces prisons où ils sont mal nourris, qu’il y a des risques pour leur santé, des violences, le Canada n’honore pas le droit des Canadiens à rentrer au pays », ajoute-t-il.

On ignore si des Québécois font parmi des personnes qui doivent être rapatriées.

Ottawa étudie ses options

Si le jugement est clair, la suite des choses l’est moins.

Car le gouvernement Trudeau n’a pas encore déterminé s’il interjetterait appel.

« Nous sommes en train d’examiner la décision, et nous ferons des commentaires en temps voulu. La sûreté et la sécurité des Canadiens sont la priorité absolue de notre gouvernement. Nous restons déterminés à adopter une approche solide dans ce domaine », a déclaré Grantly Franklin, porte-parole chez Affaires mondiales.

Dans les camps bloquiste et néo-démocrate, l’affaire est entendue : Ottawa ne doit pas faire appel de la décision de la Cour fédérale.

« On doit respecter la décision de la Cour fédérale. C’est clair que c’est quelque chose qu’on doit faire, le rapatriement des Canadiens », croit le chef du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh.

« Depuis déjà plusieurs mois, nous demandons instamment au gouvernement canadien de rapatrier ses ressortissants, comme l’ont demandé les Nations unies et comme l’ont demandé certains alliés, dont le secrétaire d’État américain Antony Blinken », fait quant à lui valoir le député Stéphane Bergeron, du Bloc québécois.

Le gouvernement ne fracassera probablement pas des records de popularité en optant pour le rapatriement de présumés anciens combattants du groupe État islamique.

Si le Canada estime qu’il y a des raisons de les poursuivre, bien, dès leur retour, on les poursuit, c’est tout.

Stéphane Bergeron, député du Bloc québécois

C’est précisément ce qui est arrivé en octobre 2022 à la Montréalaise Oumaima Chouay, qui a été formellement accusée de terrorisme à son retour sur le sol canadien. Arrêtée par des agents de la GRC dès son arrivée à l’aéroport Montréal-Trudeau, elle a été libérée sous caution le 6 janvier dernier⁠1.

« On ne veut pas le voir dans nos rues »

Dans l’éventualité où le Canada faisait appel pour abandonner à son sort « Jihadi Jack », que les parents pressent Ottawa de rapatrier depuis un bon moment⁠2 afin qu’il soit jugé ici, le député conservateur Pierre Paul-Hus admet qu’il n’y verrait pas d’inconvénient.

« Si le gouvernement fait appel, que ça ne bouge pas et qu’il [Jack Letts] reste là, ça ne nous dérange pas du tout. S’il revient au Canada, c’est sûr et certain qu’on ne veut pas l’avoir dans les rues, ce gars-là », lance-t-il.

Mais si le gouvernement fait appel et que le calvaire syrien du présumé combattant se prolonge, il n’est pas impossible qu’il s’expose à des poursuites.

On n’a qu’à penser à l’affaire Khadr, qui est citée dans le jugement de la Cour fédérale.

« C’est difficile de faire une comparaison, parce que les faits sont différents. Mais dans la décision, on voit bien le précédent de la Cour suprême dans l’affaire Khadr qui a été soulevé par le juge », mentionne Miriam Cohen, professeure agrégée à la faculté de droit de l’Université de Montréal.

« Mais si on se trouve dans une situation où on pourrait trouver des violations de la part du Canada parce que ça a pris beaucoup de temps [le rapatriement], ça pourrait être un scénario », ajoute celle qui est aussi titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les droits humains et la justice réparatrice internationale.

Des dizaines de milliers d’étrangers coincés

Le délicat enjeu des rapatriements n’est pas propre au Canada.

Selon Human Rights Watch, plus de 42 400 étrangers soupçonnés de liens avec le groupe État islamique restent abandonnés par leurs pays respectifs dans des camps et des prisons du nord-est de la Syrie.

La directrice adjointe de la division Crises et conflit de l’organisation humanitaire, Letta Tayler, s’est récemment inquiétée, sur Twitter, des intentions canadiennes : elle craint qu’Ottawa ne tente de séparer des mères de leurs enfants.

⁠1 Lisez l’article « Des accusations pour une mère rapatriée de Syrie avec ses enfants » ⁠2 Lisez l’article « Présumé djihadiste détenu en Syrie : « Je veux que mon fils revienne » »
En savoir plus
  • 27
    Nombre de pays, dont le Canada, qui ont rapatrié des ressortissants du nord-est de la Syrie en date du 5 août 2021
    SOURCE : Cour fédérale du Canada
  • 47
    Nombre de citoyens français (15 femmes et 32 enfants) qui étaient pris dans des camps du nord-est de la Syrie rapatriés la semaine dernière par Paris
    SOURCE : AL JAZEERA