Le Canada a imposé plus de 1700 sanctions à des individus ou entités étrangers en 2022. Le recours sans précédent à cet outil de dissuasion a certes été dopé par l’invasion russe en Ukraine, mais le fait qu’il s’impose de plus en plus comme une arme incontournable soulève une question à la Yvon Deschamps : les sanctions, qu’ossa donne ?

Un outil pour ostraciser

En 2022, le Canada a imposé des sanctions à la Biélorussie, à Haïti, à l’Iran, à la Birmanie, à la Russie et à l’Ukraine, ce qui représente au total plus de 1450 personnes et plus de 250 entités en date du 9 décembre, selon des chiffres fournis par Affaires mondiales Canada (AMC). C’est nettement plus qu’au cours des années précédentes. Et la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a signalé plusieurs fois qu’Ottawa n’avait pas fini de recourir aux sanctions.

L’un de ses prédécesseurs, Lawrence Cannon, croit que cette augmentation « démontre clairement qu’il y a une forme d’efficacité, ou qu’à tout le moins, c’est un outil qui a son mérite en soi ». Le Canada et ses alliés auraient tort de s’en passer, car « c’est toujours une étape avant d’envisager d’autres étapes comme une invasion ou une étape de non-retour », qui permet « d’ostraciser un pays qui est un renégat », plaide celui qui était chef de la diplomatie sous Stephen Harper entre 2008 et 2011.

Efficaces, mais contournables

Les sanctions en soi « produisent rarement des résultats spectaculaires pour arrêter les guerres, mais elles peuvent aider à ralentir leur progression et à forcer des changements de stratégies », explique Erica Moret, chercheuse en chef au Geneva Graduate Institute et cofondatrice du Geneva International Sanctions Network. On devine par exemple que le contrôle des exportations d’armements a mis des bâtons dans les roues du régime de Vladimir Poutine. « Le fait que le Kremlin ait été contraint de se tourner vers la Corée du Nord pour acheter des armes le prouve », illustre l’experte.

En dressant le bilan des sanctions imposées, en particulier contre la Russie ou l’Iran, le politologue Thomas Juneau en vient à la conclusion qu’il s’agit « dans chaque cas d’une bonne idée ». En revanche, il met en garde contre la surutilisation de cette arme, que les régimes autoritaires ont appris à esquiver, voire à utiliser à leur propre avantage. « Dans le cas des sanctions contre l’Iran, on a vu les Gardiens de la révolution bâtir un énorme empire économique, donc s’enrichir dans le but de contourner des sanctions. Ils sont, dans un sens un peu pervers, les gagnants des sanctions. Et la Russie est en train de faire exactement la même chose maintenant », dit le professeur adjoint à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa.

PHOTO ANDREEA ALEXANDRU, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

La ministre Mélanie Joly, lors d’une conférence de presse en marge d’une réunion des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN, à Bucarest, le 29 novembre 2022

Casse-tête pour les entreprises

Les entreprises doivent composer avec des régimes de sanctions qui sont de plus en plus complexes. « C’est une toile d’araignée », estime Geneviève Dufour, professeure titulaire à la faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. « Imaginez quel est l’impact pour des multinationales ou même pour des PME dont les chaînes d’approvisionnement ont été déterminées lors de la conception de produits », poursuit-elle en citant l’exemple des moteurs fabriqués par une filiale autrichienne de l’entreprise québécoise Bombardier Produits récréatifs (BRP) qui sont entrés dans la construction de drones iraniens ensuite utilisés par la Russie contre l’Ukraine. « Probablement que ça a passé par trois, quatre pays, et que jamais BRP n’a pu penser que ça allait s’en aller là-dedans », relève-t-elle.

Le défi du suivi

Le gouvernement canadien est loin d’être un modèle de transparence et d’efficacité en matière de gestion de ses régimes de sanctions, fait valoir le politologue Thomas Juneau, spécialiste du Moyen-Orient. « Au Canada, on a l’habitude d’annoncer des sanctions, mais pas nécessairement de faire le suivi. Implanter des sanctions, c’est beaucoup de travail ! Et le Canada a la réputation – bien méritée – de ne pas toujours faire ce qu’il promet de faire », expose-t-il.

Aux États-Unis, on se donne les moyens de ses ambitions : « Ils ont l’Office de contrôle des actifs étrangers [OFAC], un bureau qui a beaucoup de personnel, des branches pour les investigations et l’application, ce que le Canada ou l’UE n’ont pas. C’est une machine beaucoup plus grosse… et par conséquent, les sanctions américaines font plus peur aux gens », affirme Erica Moret.

L’union fait la force

Il n’est pas toujours facile de faire adopter des sanctions à l’ONU, et beaucoup de pays choisissaient auparavant de faire cavalier seul, les États-Unis tout particulièrement. Au fil des ans, les pays occidentaux ont raffiné leur approche. « Il y a un renforcement de la coopération entre le Canada, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne, que j’aime appeler le Sanctions Quad [quatuor des sanctions] », souligne Mme Moret depuis la Suisse.

On a aussi raffiné le modèle, qui ratissait jadis souvent beaucoup trop large et pénalisait la population plutôt que les dirigeants ou les institutions. « On a assisté à un virage il y a une vingtaine d’années : avant, on visait un pays ou certains produits, mais maintenant, on utilise des sanctions économiques qu’on dit plus intelligentes, ou ciblées », note la professeure et avocate Geneviève Dufour.