(Ottawa) La ministre de la Défense nationale, Anita Anand, s’engage auprès du Parlement à suivre l’ensemble des 48 recommandations du rapport de l’ancienne juge Louise Arbour sur l’inconduite sexuelle dans les Forces armées canadiennes (FAC). Mais dans certains cas, il faudra attendre des années avant de pouvoir dire mission accomplie, ce qui inquiète vivement l’auteure du rapport, qui craint de voir ses recommandations rejoindre les autres dans « un cimetière ».

« Je crois profondément que les choses peuvent changer, elles doivent changer, et elles changeront. C’est notre responsabilité la plus élémentaire, notre tâche la plus importante et ma priorité absolue », écrit la ministre en avant-propos du document déposé mardi à la Chambre des communes.

Il s’agit « d’une feuille de route ambitieuse », et « il reste encore beaucoup de travail », mais « au cours de la dernière année, j’ai visité des bases militaires partout au pays et j’ai entendu directement des membres des FAC de tous grades qu’ils sont ouverts à la réforme et prêts à [y] contribuer », assure-t-elle.

L’une des recommandations phares du rapport Arbour, la cinquième, mettra des années à se matérialiser, car en plus de se heurter à des guerres de juridictions, elle nécessite des changements législatifs, réglementaires et politiques, y compris des modifications à la Loi sur la défense nationale, selon l’analyse gouvernementale.

On parle ici de retirer aux FAC la compétence « pour un certain nombre d’infractions criminelles de nature sexuelle, ainsi que le retrait des pouvoirs d’enquête de la police militaire pour ces infractions », dans le but que celles-ci fassent l’objet de poursuites « exclusivement devant les tribunaux criminels civils ».

La ministre Anand n’a pas voulu fixer d’échéancier, et pour donner du poids à son argument, elle a repris à son compte une analyse de Louise Arbour : « Elle a reconnu que c’était quelque chose de très complexe, et que la mise en œuvre allait prendre plusieurs années ».

Or, dans une salle de comité non loin de là, l’ancienne juge de la Cour suprême du Canada signalait qu’elle ne voyait pas les choses de cette manière. Tant et aussi longtemps que la compétence demeurera concurrente, le système de justice civil « sera très heureux » de laisser les cours martiales s’en occuper.

« Je ne vois aucunement pour quelle raison les FAC conserveraient cette compétence. Selon moi, elle devrait revenir exclusivement aux tribunaux civils », a-t-elle martelé. Si les FAC veulent simplement abandonner la compétence, ils n’ont qu’à prendre une « décision opérationnelle de politique », estime Mme Arbour.

Transferts de dossiers au civil

La ministre Anand a ordonné dès novembre 2021, soit une semaine à peine après sa nomination, le transfert des dossiers d’enquêtes et des poursuites de cas d’inconduite sexuelle du système de justice militaire vers le système civil.

Jusqu’à présent, ce n’est pas un franc succès.

« Au 28 novembre 2022, la police militaire continue de tenter de référer les nouveaux dossiers, dont bon nombre […] ont été acceptés par les services de police fédéraux, provinciaux et municipaux », écrit-on dans le rapport présenté mardi au Parlement.

En tout, 57 dossiers de cette nature ont été transférés aux autorités jusqu’à présent, et « pour des raisons qui diffèrent », 40 dossiers n’ont pas été acceptés, ont spécifié de hauts fonctionnaires du ministère lors d’une séance d’information technique organisée en amont de la présentation du rapport.

Collèges militaires

Le rapport déposé en mai dernier par Mme Arbour soulignait à gros traits les problèmes de culture toxique qui sévissent dans les collèges militaires du pays, à Kingston et à Saint-Jean, où l’inconduite sexuelle s’est enracinée solidement au fil des années et des décennies.

« En comparant ces collèges avec les universités civiles, où plus de la moitié des officiers sont formés, on constate un manque de diversité et d’orthodoxie peu compatible avec l’évolution de la société », a-t-elle dit aux élus du Comité permanent de la défense nationale.

À ce sujet, la ministre Anand a annoncé mardi en point de presse son intention d’établir un conseil d’examen des Collèges militaires canadiens. « Soyons clairs : la culture de nos collèges militaires doit changer de façon significative », a-t-elle tranché.

Le « cimetière des recommandations » est plein, dit Arbour

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Louise Arbour

Dans son témoignage au Comité permanent de la défense nationale, Louise Arbour, a souligné avoir reçu la veille, alors qu’elle était à New York, le document produit par la ministre Anand en réponse à son rapport — un document qui devait d’ailleurs être déposé lundi, mais dont la présentation a été repoussée.

« J’ai eu un court laps de temps pour le consulter. Et j’ai plusieurs préoccupations », a-t-elle lâché.

Elle a cité en exemple la réponse à son conseil d’abolir l’obligation de signaler pour toutes les infractions en vertu du Code de discipline militaire, qui contraint les membres des FAC à signaler tous les incidents d’actes répréhensibles portés à leur attention, que la personne concernée soit prête ou non à les signaler.

Or, au lieu de tout simplement passer à l’action et de l’abroger, on promet de confier à un groupe de travail d’élaborer un cadre stratégique provisoire à ce sujet. « Il faut juste l’abolir ! On n’a pas besoin d’analyse ou d’examen plus approfondis. C’est cela, mon inquiétude », a exprimé l’ancienne magistrate.

En vertu de l’avant-dernière des recommandations du rapport Arbour, la ministre Anand devait informer le Parlement d’ici la fin de l’année 2022 des recommandations « qu’elle n’avait pas l’intention de mettre en application ».

Le choix des mots était réfléchi, a révélé son auteure, l’ancienne haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme.

« Pour être très candide, je craignais que mes recommandations ne trouvent leur place dans le cimetière des recommandations, qui est densément peuplé […] et dont aucune ne semble avoir fait l’objet d’un refus clair et net, mais dont plusieurs stagnent à perpétuité dans divers groupes de travail ou comités », a-t-elle imagé.

Le rapport Arbour était le troisième d’un ancien juge de la Cour suprême sur le fléau de l’inconduite sexuelle au sein des FAC, après le rapport de Marie Deschamps, en 2015, et le rapport de Morris Fish, en 2021. Le vérificateur général du Canada a aussi produit un document en 2018.

Pas d’échéancier ni de facture

Plusieurs chantiers avaient été mis en branle « sur le champ » dès mai dernier, lors de la réception du rapport appelé Examen externe indépendant et complet (EEIC) dans le jargon gouvernemental.

Parmi ces 17 recommandations figure la nomination d’un contrôleur externe, mandaté pour superviser la mise en œuvre des recommandations du rapport, ce qui a été fait le 24 octobre dernier lorsque la ministre a nommé Jocelyne Therrien à ce poste.

Le coût de l’implantation de l’ensemble des mesures n’est pas chiffré dans le document déposé mardi. « C’est très difficile [à évaluer], on parle de 48 recommandations, et elles sont très complexes. L’objectif de notre rapport est de présenter notre plan pour les mettre en œuvre », a plaidé la ministre Anand en entrevue.

Il n’y a pas non plus d’échéancier pour la majorité d’entre elles.