« Vous ne connaissez pas ce que veut dire mafia ? »

La question du commissaire de la CECO était passée par le filtre de l’interprète avant que le témoin, Pietro Sciara, ne réponde « non » en italien. La vidéo d’archives le montre visiblement inquiet, avec sa cravate à pois, conscient qu’il risque de transgresser la règle non écrite de l’omerta, la loi du silence de la pègre italienne. Trois mois plus tard, le jour de la Saint-Valentin 1976, Sciara était froidement abattu à la porte d’un cinéma du nord de la métropole. Avec sa femme, il venait de voir Le parrain II, l’un de ces films où l’on ne parle jamais de la mafia, mais plutôt de la « famille ».

Sa participation au crime organisé ne faisait aucun doute.

Le « rapport officiel » de la Commission d’enquête sur le crime organisé (CECO) relève que l’écoute électronique démontrait que Sciara et un complice avaient été envoyés à New York par le parrain Paolo Violi. Ils devaient s’enquérir du plan d’action durant l’année où Vincent « Vic » Cotroni allait être emprisonné pour outrage au tribunal parce qu’il avait refusé de témoigner devant la CECO.

PHOTO PAUL-HENRI TALBOT, ARCHIVES LA PRESSE

Pietro Sciara devant la Commission d’enquête sur le crime organisé, en 1975

Le ministre de la Justice de l’époque, Jérôme Choquette, avait annoncé la création de la Commission à la fin de janvier 1972, il y a 50 ans. Le groupe, présidé d’abord par Rhéal Brunet, allait se pencher sur le jeu illicite, puis sur les liens présumés entre le ministre du Travail, Pierre Laporte (mort en 1970), et des mafieux. En 1975, le juge Jean Dutil allait poursuivre l’enquête, cette fois sur le commerce de viande avariée, la mafia et, finalement, le « clan Dubois », neuf frères dont l’organisation criminelle régnait sur le quartier Saint-Henri.

PHOTO PAUL-HENRI TALBOT, ARCHIVES LA PRESSE

Les juges Marc Cordeau, Jean Dutil et Denys Dionne, lors de la CECO en 1975

« La CECO a failli ne jamais voir le jour, rappelle Robert Brisebois, chargé des communications de la Commission. Robert Bourassa ne voulait pas d’une enquête sur le crime organisé, il craignait qu’on y assiste à du name dropping, et avait peur des conséquences. » Aujourd’hui âgé de 89 ans, l’ancien haut fonctionnaire à la Justice se souvient de l’engouement des citoyens pour les révélations de cette opération inusitée, diffusée dans un premier temps par le câble, puis par les grands réseaux de télévision.

La « saison » de la viande avariée, surtout, eut un effet… bœuf. Médusés, les Québécois apprirent que le hamburger ou le hot-dog qu’ils avaient consommé à Expo 67 était douteux. « C’est 500 000 livres de viande avariée qui avaient transité par des compagnies comme la Reggio Food », résume M. Brisebois.

Dans son ouvrage, Histoire du crime organisé à Montréal, le regretté Pierre de Champlain souligne que « l’arrivée au pouvoir, en 1970, de Robert Bourassa marqua le début d’une offensive sans précédent contre le crime organisé ». Bourassa était selon lui conscient que la mafia était parvenue à s’infiltrer dans les officines gouvernementales. Selon Jean-Pierre Charbonneau, formé en criminologie et surtout impétueux jeune journaliste au Devoir à l’époque, la CECO fut un geste « préventif parce que le gouvernement savait que des choses sortiraient ». Alimenté par des policiers « un peu rebelles », il avait publié une série d’articles percutants sur le parcours du directeur de la police de Montréal, Jean-Jacques Saulnier, frère du président du comité exécutif à l’époque.

Les mêmes policiers révèlent à Charbonneau que Pierre Laporte, ministre libéral mort en 1970 lors de la crise d’Octobre, avait des accointances avec le monde interlope. Le mafieux Frank Dasti avait contribué à sa caisse électorale. C’est à cette époque, le 1er mai 1973, qu’un homme de main, Tony Mucci, fait feu sur Charbonneau dans l’entrée du Devoir. Charbonneau reconnaîtra son agresseur plus tard : il était le garde du corps de Paolo Violi, lors de son passage à la CECO. Inculpé sous plusieurs chefs, Mucci écope de huit ans de prison, puis devient un caïd de la pègre montréalaise, raconte l’ex-député dans son autobiographie, À découvert.

Projet Vegas

Le directeur du Devoir, Claude Ryan, hésite à l’époque à publier des articles sur les liens avec la mafia de l’ex-ministre, victime du Front de libération du Québec. Pour forcer le jeu, Charbonneau transmet ses renseignements au député péquiste Robert Burns. Le 5 juillet 1973, à l’Assemblée nationale, Burns demande au ministre Jérôme Choquette s’il est informé « de liens précis entre les membres de la mafia, messieurs Frank Dasti et Nicola Di Iorio, deux grands de la pègre, et un ministre libéral important ». Choquette répond : « L’homme politique auquel vous avez fait allusion est un ministre décédé. » « On m’a rapporté que Choquette pleurait presque à ce moment-là », souligne Charbonneau en entrevue.

« Le chat est sorti du sac. Le gouvernement, qui appréhendait depuis bien longtemps cette révélation explosive, demande aussitôt à la commission de police d’instituer une enquête sur les allégations du député de Maisonneuve », écrit Pierre de Champlain. La Commission suspend ses travaux sur le jeu illicite, fort répandu à l’époque, pour se pencher sur ces révélations, qui prennent leur source dans le projet Vegas, de l’écoute électronique policière réalisée depuis la fin des années 1960.

« J’étais au cœur de Vegas », dit aujourd’hui sans ambages Claude Lavallée, qui, après huit ans chez Bell Canada, s’était retrouvé enquêteur à la Sûreté du Québec (SQ), responsable de l’écoute électronique.

Aujourd’hui, un enquêteur doit obtenir un mandat obligatoirement signé par un juge pour procéder à de l’écoute électronique. « À l’époque, je signais mes propres mandats ! », raconte, amusé, l’ex-policier, qui a aujourd’hui 89 ans. L’écoute électronique était largement répandue ; la petite équipe avait d’abord fait repeindre une Chevrolet Nova pour qu’elle ressemble aux véhicules alors utilisés par les techniciens de Bell. Par la suite, on avait récupéré en Ontario un véritable camion de l’entreprise, puis volé l’échelle de 24 pieds nécessaire pour monter aux poteaux « sans éperons ». « On n’avait pas de directives précises, on y allait au pif et on entendait parfois des choses inattendues », raconte Lavallée, auteur il y a 12 ans du livre Révélations d’un espion de la SQ, paru aux Éditions de l’Homme.

L’écoute recueillie n’était pas destinée à être déposée en cour. Elle servait surtout à comprendre le fonctionnement de la mafia, à établir les niveaux d’autorité et à intercepter les transactions illicites et les opérations des salons de jeu.

Incidemment, comme plus tard les commissions Gomery et Charbonneau, la CECO n’a débouché sur aucune accusation. Ce qui est mis en preuve dans une commission d’enquête ne peut être invoqué au tribunal, même si des enquêtes policières indépendantes peuvent évidemment mener à des procès.

« Plaider l’intérêt public »

Cette traque de la pègre a eu des conséquences inattendues. Un employé de la Régie des alcools vint témoigner et révéla que le directeur du Parti libéral du Québec (PLQ) à l’époque, Ronald Poupart, avait directement transmis à la société d’État une liste de fournisseurs de services. La commande venait de Paul Desrochers, proche conseiller de Robert Bourassa, explique Poupart. « Ç’a été une erreur de Desrochers de me demander ça, et une erreur pour moi de le faire », observe aujourd’hui Poupart. Aucune intention de favoritisme, insiste-t-il, mais dans la liste on retrouvait un fournisseur de mazout, Budget Oil, propriété d’un mafieux. Claude Ryan réclamera dans Le Devoir le congédiement de Poupart, « et c’est la première chose qu’il a faite quand il est devenu chef [du PLQ] en 1978 », rappelle Poupart.

PHOTO TIRÉE DE THE ENCYCLOPEDIA OF CANADIAN ORGANIZED CRIME, ARCHIVES LA PRESSE

Paolo Violi à la porte du Reggio Bar

Quand le renseignement avait des ramifications politiques, se souvient Claude Lavallée, l’inspecteur-chef de la SQ, Hervé Patenaude, issu de la Gendarmerie royale du Canada, se rendait à Québec en informer directement Robert Bourassa. Un autre policier, Robert Ménard, avait eu le mandat d’espionner Paolo Violi ; se faisant passer pour un électricien, il avait loué pendant six ans un appartement au-dessus du Reggio Bar, rue Jean-Talon. « On avait eu le mandat de faire la même chose pour Angelo Lanzo, on a écouté des milliers de commandes de pizza, mais au bout de trois mois, une bombe a sauté, et notre client est décédé ! », raconte Lavallée.

Ménard expliquera dans un documentaire de Radio-Canada que Violi avait été exécuté pour avoir été berné pendant si longtemps, « comme un dernier de classe ».

Dans leur ouvrage Mafia inc., André Cédilot et André Noël expliquent que c’était plutôt un nouvel épisode d’une guerre sans fin entre les clans Cotroni et Rizzuto, entre les Calabrais et les Siciliens.

Dans son livre, Lavallée souligne avoir eu souvent des doutes sur la légalité de ses gestes. Même à l’époque, « la mise sous écoute électronique non autorisée d’un citoyen, le viol du secret professionnel d’un avocat, le vol de matériel, l’usurpation d’identité, la confection de faux papiers et les entrées par effraction pouvaient être mal perçus par un juge tatillon », écrit-il dans ses souvenirs. Il demanda conseil au sous-ministre de la Justice de l’époque, Denys Dionne, aujourd’hui décédé. Dionne allait devenir plus tard commissaire à la CECO. « Il m’avait dit de ne pas répondre si on m’interrogeait au tribunal, et de plaider l’intérêt public », se souvient Lavallée. Une sorte d’omerta, encore, que Pietro Sciara aurait bien comprise.

Aux yeux de Jean-Pierre Charbonneau, la CECO a été la dernière enquête publique à ne pas être soumise à des règles très contraignantes sur la preuve dévoilée en audience. À la fin de l’exercice, après quatre ans, les Québécois étaient restés sur leur faim, se souvient-il. « Les gens sont toujours déçus, ils imaginent qu’une fois qu’on a dévoilé les scandales, les barons du monde interlope vont aller en prison, qu’ils ont assisté à un gros procès. »