(BEAUMONT, Alberta) Quand il a brigué la mairie de Beaumont pour la première fois en 1995, Camille Bérubé a été interpellé sur des sujets qui n’avaient rien à voir avec la saine gestion de cette petite municipalité aux racines francophones située à une trentaine de kilomètres au sud d’Edmonton.

À sa grande surprise, des électeurs voulaient savoir quelle était sa position sur l’avenir du Québec au sein de la fédération canadienne. Le gouvernement péquiste de Jacques Parizeau avait alors plongé le Québec dans une campagne référendaire. L’enjeu était de taille : l’indépendance de la seule province francophone au pays. Le camp souverainiste était gonflé à bloc depuis la nomination de Lucien Bouchard, alors chef du Bloc québécois, comme négociateur en chef de la souveraineté advenant la victoire du Oui.

La question nationale était chaudement débattue à des milliers de kilomètres de son coin natal. Mais parce qu’il était francophone et qu’il convoitait le poste le plus important de la municipalité, plusieurs tenaient mordicus à savoir à quelle enseigne il logeait.

Avant de se lancer dans la course à la maire, cet ex-directeur général de la Caisse de Beaumont avait pourtant fait ses preuves. Il était conseiller municipal depuis 1991.

« Quand j’ai été élu pour la première fois, c’était dans les années 90. Vous savez ce qui se passait au Québec à ce moment-là », raconte Camille Bérubé, sourire en coin, en conduisant calmement sa fourgonnette blanche dans les rues de sa jolie municipalité. Beaumont compte 19 000 habitants. Près de 20 % sont francophones.

« Il y avait des gens qui avaient une certaine réticence à élire une personne francophone. Je me souviens que durant les premières élections, en tant que conseiller, on m’a beaucoup questionné sur le fait que j’étais francophone. Je leur disais que je me présentais pour être le représentant de toute la communauté. Ensuite, quand je me suis présenté à la mairie, c’est devenu encore un enjeu », ajoute-t-il du même souffle.

Contre vents et marées

Quiconque ayant l’épiderme sensible aurait pu jeter l’éponge à force d’entendre des concitoyens mettre en doute sa loyauté. Père de quatre enfants, Camille Bérubé n’est pas de ce moule. Il aime mener ses projets à bon port, peu importent les bourrasques qu’il doit affronter. D’autant que les grands-parents de M. Bérubé se sont installés à Beaumont avec d’autres francophones au début du siècle dernier.

Il a été élu maire en 1995. Il a mordu la poussière en 1998 — la seule défaite électorale de sa carrière. Il a décidé de reprendre du service en 2004 pour s’assurer que sa ville conserve son cachet francophone. Il a remporté la victoire. Il a été réélu en 2007, en 2010 et en 2013. Il a décidé de passer le flambeau en octobre 2017, après une carrière de près de 20 ans sur la scène municipale.

« Aujourd’hui, la question de l’avenir du Québec n’est plus vraiment sur le radar », explique l’ancien premier magistrat, en poussant un soupir de soulagement discret. Mais voilà qu’il voit poindre à l’horizon un autre débat tout aussi déchirant : la séparation de l’Alberta.

Au cours des dernières années, c’est la séparation des provinces de l’Ouest dont les gens parlent. […] Il y a pas mal de gens qui sont affectés par la crise économique et qui ont perdu leur emploi, même ici.

Camille Bérubé

Si beaucoup tiennent le gouvernement Trudeau et ses politiques responsables de cette déroute économique, M. Bérubé est plus nuancé. « On blâme un gouvernement. On a dit que c’était la faute de Rachel Notley [ancienne première ministre néo-démocrate], ou que c’est la faute de Justin Trudeau. Mais ultimement, je crois qu’il y a des facteurs internationaux. Ce n’est pas la petite province de l’Alberta qui contrôle les prix du pétrole. Alors, on peut bien rejeter la faute sur les autres, mais cela ne dépend pas que de ça », soutient-il.

Les deux solitudes

Durant ses années à la mairie, Camille Bérubé a multiplié les efforts pour bâtir des ponts entre les deux solitudes dans sa municipalité. Il s’est aussi efforcé d’y consolider le cachet francophone, sans soulever de polémique. À titre d’exemple, quand est venu le temps de revitaliser le petit centre-ville, les nouveaux édifices qui y ont été érigés devaient incorporer une architecture française.

« Avant, on disait qu’il s’agissait de l’architecture française. Maintenant, on dit qu’il s’agit de l’architecture de Beaumont, » dit-il fièrement, tandis que sa femme Jo-Anne Bérubé, enseignante à la retraite dans une école d’immersion de Beaumont, acquiesce de la tête.

En déambulant le long de la 50e Rue, on pourrait presque se croire sur Grande Allée, près du Vieux-Québec. Un charmant petit restaurant, Chartier, y a ouvert ses portes il y a trois ans. La cuisine canadienne-française est bien en évidence. La fleur de lys l’est aussi. Le jeune couple qui en est propriétaire, Sylvia et Darren Cheverie, a réussi à lancer ce petit resto en misant sur le sociofinancement. Il fait déjà partie des restaurants les mieux cotés de la grande région d’Edmonton.

Beaumont est officiellement une municipalité bilingue de l’Alberta, tout comme une dizaine d’autres municipalités de la même taille de la province. Plusieurs noms de rue confirment une présence francophone de longue date. Les rues Blanchard, Brunelle, Bouchard, Chalifoux, Bonin font partie des rues les plus anciennes. Elles côtoient aujourd’hui les noms de rue plus neutres comme 55e Avenue ou encore 44e Rue. On y compte neuf écoles d’immersion et une école francophone.

Durant son mandat, M. Bérubé avait jonglé avec l’idée de jumeler sa ville à celle de Beaumont, au Québec. « Nous avons eu une rencontre. Le projet n’est pas allé plus loin. Certains me critiquaient en disant que je voulais faire du tourisme ! »

Le plus grand défi de l’ancien maire a été de trouver des fonctionnaires municipaux bilingues pour occuper certains postes névralgiques, tel celui de directeur général de la ville.

J’ai eu la chance de travailler avec des directeurs généraux qui appuyaient davantage le fait que nous sommes une ville bilingue.

Camille Bérubé

« Nous avons eu la chance d’avoir un directeur général qui était complètement bilingue. Il venait du Nouveau-Brunswick. Malheureusement, il y est retourné. Mais nous avons fait beaucoup de travail pour promouvoir le caractère bilingue. »

Les réunions du conseil municipal se déroulaient toutefois en anglais, puisque la grande majorité des élus étaient unilingues anglophones. « Mais il y a une volonté bien réelle de garder les deux langues officielles. Les panneaux municipaux sont dans les deux langues. Certains documents sont publiés dans les deux langues aussi. »

Je suis bilingue, mais je ne me suis jamais gêné de parler en français. Je croyais que c’était important de garder cet aspect français historique de ma communauté. C’est un cachet important. Il n’y a pas une communauté dans la région d’Edmonton qui offre cela.

Camille Bérubé

« En fait, j’ai déjà reçu des lettres de gens de l’extérieur d’Edmonton qui me demandaient pourquoi je n’en faisais pas plus encore pour promouvoir notre culture, notre histoire », laisse tomber M. Bérubé.

Défense de la Francophonie

Malgré son emploi du temps chargé, M. Bérubé s’est toujours assuré de prendre fait et cause pour la Francophonie dans l’ensemble de sa province. À titre d’exemple, il est toujours membre du conseil consultatif auprès du doyen du Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta. Il a aussi été membre du conseil d’administration du journal Le Franco, et directeur et président du Conseil albertain de la coopération.

Son engagement lui a valu plusieurs récompenses au fil des années. En 2016, il a reçu le prix Georges Arès de l’Association canadienne-française de l’Alberta pour son leadership politique. En 2013, il s’est vu remettre l’Ordre des francophones d’Amérique pour sa contribution exceptionnelle à la promotion du français en Amérique. Il a aussi reçu la médaille du Centenaire de l’Alberta dans la catégorie Réalisation exceptionnelle en 2005. On lui a aussi décerné la médaille du Jubilé de diamant de la reine Élisabeth pour son service communautaire en 2013.

Camille Bérubé aurait aimé poursuivre son œuvre sur la scène fédérale. L’an dernier, il a postulé pour devenir sénateur à Ottawa alors que l’Alberta comptait deux postes à pourvoir à la Chambre haute. Sa candidature n’a pas été retenue par le premier ministre Justin Trudeau. Malgré sa déception, il dit ne pas lui en tenir rigueur, même s’il se voyait bien défendre la cause des francophones hors Québec au Sénat. Après tout, il est toujours membre du Sénat de l’Université de l’Alberta…