« Surtout, ne signez rien ! »

C’est le principal conseil de l’avocat Manuel Johnson, qui s’adresse à la trentaine de locataires réunis dans une salle du centre-ville, à un jet de pierre des deux immeubles de la rue du Fort, où ils vivent. Des immeubles où vivent 140 locataires, qu’Henry Zavriyev a achetés en décembre dernier, et qui constituent l’une des plus coûteuses acquisitions de son portefeuille : 26,5 millions de dollars.

Moins de deux mois après l’achat, les efforts pour tenter de convaincre les locataires de résilier leur bail sont bien entamés. Dans la salle, il y a des jeunes, des vieux, des immigrants, des Québécois de souche. Tous sont rongés par l’inquiétude à l’idée de perdre leur logement. « Vous êtes ici parce que vous êtes inquiets suite à l’achat. Et vous avez raison, lance MJohnson, qui représente de nombreux locataires évincés par M. Zavriyev. Parce que vous ne le savez peut-être pas, mais vous êtes assis sur une mine d’or ! »

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Une trentaine de locataires, sur les 140 que comptent les deux immeubles de la rue du Fort, ont participé jeudi dernier à la réunion organisée par le comité logement de Ville-Marie. L’avocat Manuel Johnson s’est adressé aux locataires.

Pour chaque 100 $ d’augmentation de loyer, le nouveau propriétaire ajoute de 10 000 à 15 000 $ de valeur à son immeuble, affirme MJohnson. Selon l’avocat, c’est cette mécanique qui a fait le succès financier d’Henry Zavriyev. En partant de l’achat d’une maison de chambres en 2017, qu’il a payée comptant, rénovée, puis relouée, le spéculateur a effectivement bâti un petit empire immobilier (voir autre texte).

Selon les calculs de La Presse, M. Zavriyev a acheté en sept ans pour 197 millions en immeubles locatifs un peu partout au Québec, un chiffre qu’il nous a lui-même confirmé. Il refuse cependant de dévoiler combien de locataires ont accepté de signer des résiliations de bail à la suite de ces achats.

« Un des créneaux de notre entreprise consiste à acquérir des immeubles ayant grandement besoin de rénovations et à enclencher le processus en vue de les réaliser. Le cas échéant, des ententes de gré à gré sont systématiquement proposées à nos locataires, lesquels ont le libre choix de les accepter ou non », nous a-t-il répondu par courriel.

Le promoteur de 30 ans a revendu une partie de ces immeubles acquis au fil des ans, mais il détient toujours près d’une trentaine de propriétés, payées au total 146 millions entre 2019 et le mois dernier. À Montréal, Québec et Saint-Jean-sur-Richelieu, ces propriétés représentent au moins 610 logements.

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L’avocat Manuel Johnson

La « technique Zavriyev », qui repose sur une entente entre le propriétaire et ses locataires, est légale, précisait l’avocat Manuel Johnson dans une entrevue avec La Presse en décembre. « Il y a de gros profits à faire rapidement ; la loi et la réglementation le permettent. Et tant que la loi le permet, il va continuer. »

Rentabiliser les « portes »

Devant les locataires de la rue du Fort, la députée solidaire Manon Massé les exhorte à résister à leur éviction. Henry Zavriyev, tonne-t-elle, « c’est le roi de la spéculation, le spéculateur en chef du Québec. Il n’a aucune considération pour ce qui se passe derrière les portes. Tout ce qui l’intéresse, c’est d’acheter des portes ».

Et pour rentabiliser ces « portes », il faut à tout prix évincer les anciens locataires qui paient un loyer peu élevé, dénonce-t-elle. Des locataires comme Muguette Payette, qui vit au 1180 de la rue du Fort depuis 29 ans. « C’est un bon quartier. Je connais tout le monde et on s’entraide. »

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Muguette Payette dans son logement du 1180, rue du Fort

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Muguette Payette a signé l’entente de résiliation de bail, mais conteste cette signature, car elle estime ne pas avoir été adéquatement informée. « J’avais l’impression que je n’avais pas le choix. »

Mme Payette a 72 ans, marche péniblement à l’aide de deux cannes, et a de très faibles revenus, qui s’élèvent à 25 000 $ par an. En théorie, elle correspond à tous les critères de la loi qu’a fait adopter l’ancienne porte-parole de Québec solidaire Françoise David pour prévenir l’éviction d’aînés. Il était donc, en théorie, impossible de l’évincer.

Mais après les Fêtes, quand les employés de M. Zavriyev sont venus frapper à sa porte, ils ont prétendu que l’immeuble serait condamné, dit-elle. Que tout le monde devait partir. « D’après eux, tout le monde avait signé. J’avais l’impression que je n’avais pas le choix. Je leur ai dit : “Vous direz à votre patron qu’il n’a pas de cœur”. » Se sentant acculée au pied du mur, Mme Payette a signé.

Elle paie actuellement 574 $ par mois pour un studio.

Je ne sais pas comment je vais faire si je dois partir.

Muguette Payette, locataire du 1180, rue du Fort

Avec l’aide du comité logement de Ville-Marie et de MJohnson, elle désire contester sa signature, puisqu’elle estime ne pas avoir été adéquatement informée.

« Nos locataires ont accès, comme l’ensemble des citoyens, à toute l’information nécessaire avant de prendre leur décision, réplique Henry Zavriyev, qui a répondu à nos questions par courriel. Plusieurs locataires de nos immeubles ont refusé de conclure des ententes et demeurent occupants de leur logement. Il s’agit d’un droit fondamental que nous continuerons de respecter. »

D’autres locataires, eux, refusent effectivement de signer l’avis de résiliation de bail. Ivan, dont nous avons changé le prénom à sa demande puisqu’il craint les représailles du propriétaire, dit qu’il va se battre jusqu’à la fin. En janvier, « sans aucun avertissement », l’eau a été coupée dans son logement pendant 11 jours, raconte-t-il. « Et comme l’immeuble est chauffé à l’eau chaude, il faisait très froid », ajoute l’un de ses voisins, un homme âgé à la chevelure blanche. « Plusieurs locataires ont signé après cet épisode. »

« Des informations ont été transmises régulièrement aux locataires et des démarches quotidiennes ont été entreprises afin de trouver un plombier disponible pour réaliser les travaux le plus rapidement possible », indique M. Zavriyev.

Awatif, une étudiante et mère seule de deux enfants, s’est fait offrir 6600 $ pour partir. « Ils nous ont dit qu’on devait quitter avant le 1er juillet, c’est une obligation. Il n’y avait pas d’option. » Malgré tout, elle n’a pas signé. « On a senti que les gens avaient peur dans l’immeuble. Moi, j’agis, mais j’ai peur. »

Des immeubles dans plusieurs villes

Les locataires de la rue du Fort ne sont que les derniers d’une longue liste de locataires qui risquent d’être évincés des propriétés de M. Zavriyev, de Villeray à Hochelaga-Maisonneuve, en passant par Montréal-Nord, Québec, Longueuil et Saint-Jean-sur-Richelieu.

PHOTO TIRÉE DE SON COMPTE LINKEDIN

Henry Zavriyev

En décembre dernier, nous relations l’histoire du 4790, rue Sainte-Catherine Est, un immeuble acheté par Henry Zavriyev, puis ravagé par un incendie – causé par des outils utilisés dans la rénovation – et enfin par une inondation majeure. Évacués à deux reprises, presque tous les locataires ont fini par partir. Il en reste seulement deux : Michel Séguin et Daniel Bernier.

Or, la semaine dernière, une énième inondation a causé une nouvelle évacuation de l’immeuble. Sur place, les pompiers ont constaté des travaux « totalement inadéquats ».

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Le 4790, rue Sainte-Catherine Est, immeuble acheté par Henry Zavriyev

« L’arrondissement a déposé des plaintes auprès de la CNESST (sécurité des ouvriers et du site), de la CCQ (conditions du chantier et qualification des ouvriers) et de la RBQ (licence et comportement de l’entrepreneur, ainsi que pour les travaux réalisés à l’intérieur que nous jugeons totalement inadéquats) », précise Julie Bellemare, porte-parole de l’arrondissement. Après avoir vécu six mois de calvaire, les locataires seront finalement relocalisés de façon permanente par l'Office municipal d’habitation de Montréal.

Lisez notre dossier sur le 4790, rue Sainte-Catherine Est, « Le calvaire des locataires »

Henry Zavriyev a fait les manchettes pour la première fois au début de 2022, quelques mois après l’achat de la résidence du Mont-Carmel, qui a fait grand bruit, puisqu’une partie des locataires a choisi de se battre contre le promoteur. Le dossier est toujours devant les tribunaux. Mais ce dossier médiatisé a éclipsé bien des endroits, y compris d’autres résidences pour aînés, où le spéculateur a procédé exactement de la même façon.

Comme au Château Beaurivage, une grande résidence pour aînés de Montréal-Nord qui compte trois tours et près de 500 logements. La mère de Nicole Blanchard y habitait. La femme de 92 ans a dû subir deux déménagements en quelques mois, gracieuseté de Leyad, l’une des entreprises d’Henry Zavriyev. Le promoteur a acheté le complexe à peu près au même moment que la résidence du Mont-Carmel.

Le propriétaire a d’abord rassemblé les gens âgés dans l’un des immeubles, forçant un premier déplacement, puis les a évincés définitivement quelques mois plus tard, en 2023. « Ça a été fait de façon très cavalière. Ils se sont dit : c’est juste des vieilles personnes, ils s’en souviendront plus ! Mais l’état de ma mère s’est vraiment dégradé tellement elle était stressée, relate Mme Blanchard. Sa mémoire a chuté dramatiquement. »