(Berlin, Vermont) Qui dit Vermont dit grand air, montagnes et forêts verdoyantes à perte de vue, un paysage de carte postale attirant bon an, mal an de nombreux Québécois au sud de la frontière.
Ce portrait idéalisé n’a pas grand-chose à voir avec le quotidien d’Eli Knowles et Airalee Mullin, qui vivent dans une petite roulotte de camping pliable. Elle est installée dans un recoin jonché de déchets du stationnement d’un ancien terrain de golf.
L’abri de fortune, qu’ils partagent avec trois autres personnes, a triste mine avec la bâche transparente aménagée pour empêcher les infiltrations d’eau.
La transition n’est pas facile pour le couple, qui a vécu plusieurs mois cette année dans un motel grâce à un programme de soutien gouvernemental couvrant le coût de leur chambre.
La vie au Hilltop Inn, situé à Berlin, près de la capitale, Montpelier, n’était pas parfaite, mais elle apportait au couple une certaine stabilité qui a permis notamment à la femme de 20 ans de commencer à se reprendre en main.
« J’avais commencé à me sentir mieux… Mais avec tout ce qui arrive maintenant, je ne suis capable de rien faire », relate Airalee, en flattant son « bébé », un chat qui lui apporte du réconfort.
Comme des centaines d’autres sans-abri répartis à travers l’État, qui compte l’un des taux d’itinérance les plus élevés aux États-Unis, elle et son conjoint ont été forcés de quitter leur motel à la mi-juin. Le gouvernement a décidé de revoir le programme de soutien en évoquant le fait que les subventions fédérales utilisées pour le soutenir durant la pandémie de COVID-19 arrivaient à leur terme.
Le gouverneur républicain du Vermont, Phil Scott, et la majorité démocrate au Congrès de l’État étaient d’accord pour le fermer progressivement, au risque de pousser dans la précarité absolue 2800 personnes, dont plus de 500 enfants.
À l’issue d’une bataille musclée, le budget a été révisé pour permettre à environ 2000 personnes de conserver leur place au chaud jusqu’en avril. La suite des choses demeure incertaine.
Eli et Airalee, qui figurent parmi la première cohorte de personnes expulsées, se sont vu offrir tentes et sacs de couchage. Ils se sont d’abord installés dans une tente près d’un cours d’eau.
L’averse historique qui a entraîné des inondations dévastatrices le mois dernier au Vermont a emporté une partie importante de leurs biens et les a forcés à trouver un autre abri de fortune.
Lors du passage de La Presse en début de semaine, Eli projetait une expédition dans l’État de New York pour récupérer un véhicule récréatif abandonné.
Il comptait s’y rendre à bord d’une vieille camionnette blanche dont la carrosserie tient avec des élastiques.
« Il n’y a presque plus d’essence. Heureusement, j’aurai bientôt ma paie », a indiqué le Vermontois, qui travaille à temps plein dans un Pizza Hut pour tenter de rester à flot.
On tente d’économiser de l’argent pour obtenir un appartement décent.
Eli Knowles, sans-abri
Un rêve difficile à réaliser
Nombre de sans-abri au Vermont partagent son ambition, mais peu trouvent le moyen de la concrétiser.
Le coût des logements a explosé dans le contexte de la pandémie et les propriétaires se montrent peu enclins à accueillir des locataires au passé trouble, explique Brenda Siegel, militante qui défend de nombreux sans-abri auprès de l’administration.
Depuis que la première vague d’expulsions a eu lieu, son téléphone n’arrête pas de sonner. Les fonctionnaires, dit-elle, se montrent intraitables, même face à des personnes qui devraient, par leur profil, pouvoir continuer à bénéficier du programme de soutien financier.
« Le gouvernement refuse de reconnaître ses erreurs même quand je lui en donne la preuve », confie-t-elle lors d’une rencontre avec La Presse à Rutland.
Ce matin-là, elle est en contact avec une femme quasi aveugle qui a été mise à la rue malgré son handicap.
Lorsqu’on la retrouve quelques heures plus tard devant le Walmart de la ville, elle raconte ses déboires d’une voix rapide, quasi paniquée.
C’est une guerre des classes.
Une femme malvoyante qui a été mise à la rue malgré son handicap
Une conversation décousue permet de comprendre qu’elle a été impliquée dans quelques altercations violentes qui lui ont valu d’être mise à la porte. Elle dort dans la voiture de son conjoint.
Une autre sans-abri croisée sur un banc public et un vieil homme poussant un chariot de supermarché ont abordé à la même occasion la militante, qui ne sait parfois plus où donner de la tête.
Linda Hallock, qui travaille comme gérante au Hilltop Inn, connaît ce sentiment.
Une cinquantaine de chambres du motel sont occupées par des sans-abri. Du nombre, une quinzaine accueillent des gens privés récemment de leur domicile par les inondations.
« Ce n’est pas parce que les gens sont sans abri qu’ils sont sans valeur… Le gouvernement sait depuis des années que le problème de l’itinérance existe, mais il a laissé les choses se dégrader », déplore-t-elle.
Des rôles multiples
Mme Hallock se retrouve à porter de multiples chapeaux auprès des occupants du motel.
« Je suis à la fois gérante, psychologue, cuisinière, femme de ménage », souligne la Vermontoise, en présentant quelques-uns des locataires.
L’exercice est interrompu par l’arrivée d’Aaron, un homme d’une quarantaine d’années qui a dû quitter le motel en juin. Il est venu cette journée-là demander à la gérante si elle peut, comme elle l’a promis, lui trouver un endroit où loger et un emploi.
Un coup de fil plus tard, un ami qui habite à la campagne et qui a besoin de main-d’œuvre accepte de l’accueillir.
Bien qu’il soit réticent à parler, Aaron confie nerveusement qu’il a perdu la voiture dans laquelle il dormait durant les inondations.
« Elle a été emportée. Moi-même, je me suis retrouvé dans l’eau jusqu’au cou. Ce sont les sauveteurs qui m’ont tiré de là », raconte-t-il avant de repartir.
Nombre de sans-abri hébergés dans le motel vivent dans la peur d’être expulsés à leur tour lorsque viendra le printemps.
Beaucoup de gens qui sont ici n’ont aucune chance de survivre si on les met à la rue.
Linda Hallock, gérante du Hilltop Inn
Parmi ses protégées figure Tess Collins, une femme de 49 ans en surpoids qui souffre d’anxiété.
Bien qu’elle ait été épargnée par la première vague de coupes, Mme Hallock note que Mme Collins a très mal vécu l’annonce de la décision gouvernementale.
« Elle pleurait, pleurait, pleurait et disait n’avoir aucun autre endroit où aller », relate-t-elle.
Témoignant de sa fragilité, Tess se mettra à pleurer de nouveau à chaudes larmes une demi-heure plus tard après avoir reçu un colis contenant des vêtements.
« Il n’y a rien de ce que j’ai commandé qui est à ma taille. Comment vais-je faire pour récupérer mon argent ? », dit-elle, désespérée.
Des sans-abri plongés dans l’incertitude
Darren Philips, âgé de 58 ans, a aussi des soucis. Le fauteuil électrique qui lui permettait de se déplacer efficacement malgré le piètre état de ses jambes a rendu l’âme il y a quelques semaines, et il ne sait pas s’il pourra en obtenir un nouveau.
Posté dans l’entrée du motel, il occupe son temps à écouter les ondes radio pour intercepter les conversations des policiers.
« J’essaie d’aider ici autant que je peux », dit-il en montrant dans le hall du motel une télévision payée de sa poche.
Si le calme régnait lors du passage de La Presse, Mme Hallock ne cache pas que l’établissement doit parfois composer avec des enjeux de sécurité en raison du profil particulier de certains occupants.
« Juste la semaine dernière, j’ai dû expulser deux personnes qui utilisaient le stationnement du motel pour vendre de la drogue », relate la gérante.
Les autorités vermontoises, en annonçant leur volonté de procéder à des coupes, ont indiqué que nombre de motels avaient connu des problèmes, faute d’encadrement approprié.
Au plus fort du programme, ces motels accueillaient près de 80 % de la population itinérante de l’État.
Ce n’est pas en supprimant les subventions permettant de loger les gens dans des motels que les difficultés vont disparaître, affirme Mme Siegel, qui insiste sur la difficulté pour les sans-abri de trouver un appartement.
Rebecca Duprey, qui travaille avec la militante, a prouvé que la tâche n’est pas impossible pour autant.
Après avoir vécu des années dans des motels avec ses deux fils pour échapper à un ex-conjoint violent, elle a réussi mercredi à signer un bail en bonne et due forme.
« Mes deux fils vont avoir leur chambre, et moi aussi. Je vais bien dormir ce soir », a-t-elle confié.
36 %
Augmentation de 2022 à 2023 du nombre de ménages sans domicile au Vermont qui comptaient des enfants
Source : Vermont Coalition to end homelessness
3295
Nombre de sans-abri au Vermont, au 25 janvier 2023
Source : Vermont Coalition to end homelessness
430
Nombre de personnes en situation d’itinérance pour 100 000 habitants au Vermont lors du dernier recensement, en 2023
Source : 2023 Vermont’s Annual POINT-IN-TIME COUNT of Those Experiencing Homelessness
76
Nombre de personnes en situation d’itinérance pour 100 000 habitants au Québec, lors du dernier recensement, en 2018 (les chiffres du recensement de 2023 n’ont pas encore été dévoilés)
Source : Collectif québécois pour la prévention de l’itinérance (CQPI)
Consultez le site du CQPI-
- 145 $ US / jour
- Prix moyen par chambre d'hôtel payé par le Vermont pour loger des sans-abri (soit environ 195 $ CAN). Avant les récentes coupes gouvernementales, le coût mensuel du programme pour l’État était de huit millions de dollars.