La Gendarmerie royale du Canada (GRC) soupçonne le cartel de Sinaloa, l’une des plus puissantes organisations criminelles au monde, de laver son argent sale par l’entremise d’un casino de Kahnawake, au sud de Montréal. Selon ce qu’a appris La Presse, les forces policières de trois pays enquêtent présentement sur un présumé blanchisseur d’argent du cartel qui aurait infiltré l’industrie du jeu dans la réserve mohawk.

« C’est le temps de gagner au Magic Palace », proclame la publicité. Situé sur la route 132, au cœur de Kahnawake, à quelques minutes de Montréal, le salon de jeux n’a rien à envier aux autres établissements du genre : affiche lumineuse visible à bonne distance, immense stationnement gratuit, restaurant haut de gamme, rafraîchissements gratuits pour les joueurs, agents de sécurité et personnel attentionné.

Même si Loto-Québec répète fréquemment que l’industrie privée du jeu en territoire autochtone est illégale, la clientèle demeure toujours au rendez-vous.

Lors du passage de La Presse récemment, en plein jour, l’endroit était bondé de joueurs enthousiastes venus de plusieurs villes des environs pour s’asseoir à l’une des 400 machines de loterie vidéo dernier cri. Une sélection presque aussi abondante qu’au casino de Mont-Tremblant, à titre de comparaison.

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Les inscriptions de plusieurs des machines à sous du Magic Palace sont en espagnol.

Seule particularité : les inscriptions de plusieurs des machines à sous du Magic Palace sont en espagnol. Peu de gens le savent, mais l’établissement entretient des liens étroits avec le Mexique, à travers l’implication d’un magnat des casinos mexicains établi dans l’île de Montréal : Luftar Hysa.

Alliance avec « El Mayo »

M. Hysa, un homme d’affaires natif de l’Albanie, a fait la manchette au Mexique en septembre 2022 à cause de ses liens allégués avec le crime organisé : deux journaux concurrents, El Universal, puis Milenio, ont cité des sources des services de sécurité fédéraux mexicains selon lesquelles il aurait conclu un accord pour blanchir l’argent du cartel de Sinaloa.

El Universal affirme que selon les services de renseignement du gouvernement, l’accord a été passé entre la famille Hysa et Ismael Zambada Garcia, alias « El Mayo », chef d’une faction du cartel, afin de réinvestir les fruits du trafic de drogue dans l’économie légale par l’entremise de projets immobiliers ou touristiques.

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Ismael Zambada Garcia, alias « El Mayo », photographié ci-dessus en 2003, est le chef d’une faction du cartel de Sinaloa.

« En particulier, ils ont identifié qu’El Mayo a établi des liens avec les frères Luftar, Arben, Fatos et Ramiz Hysa, un groupe criminel albanais qui est dans la ligne de mire des autorités financières en raison d’une importante activité économique irrégulière enregistrée dans le secteur touristique et des casinos, tant au Mexique qu’en Albanie », précisait le journal.

« Actuellement, selon les autorités fédérales, les Albanais mènent une opération pour le compte du cartel de Sinaloa visant à transférer des millions de dollars vers leur pays par l’intermédiaire de sociétés-écrans », poursuivait le journal.

Le journal Milenio citait quant à lui des sources du « cabinet de sécurité » du gouvernement mexicain, qui arrivaient à la même conclusion et ajoutaient qu’une partie du blanchiment se faisait à travers « des casinos situés au nord du Mexique ».

Dans des déclarations à plusieurs médias mexicains et albanais, M. Hysa et ses représentants ont nié vigoureusement tout lien avec les cartels ou l’argent de la drogue.

Délicate enquête

Or, selon des documents judiciaires obtenus par La Presse, la GRC croit elle aussi que Luftar Hysa recycle l’argent des trafiquants mexicains et qu’il utilise un casino de Kahnawake pour ce faire.

« Tout indique que Luftar Ali HYSA s’est infiltré dans la réserve indienne de Kahnawake pour faciliter les activités de blanchiment d’argent au nom du cartel mexicain de Sinaloa, ainsi que pour son propre compte », affirme une enquêteuse du corps policier dans une dénonciation sous serment déposée au palais de justice de Montréal.

L’enquêteuse affirme que l’équipe nationale du renseignement criminel de la GRC considère M. Hysa comme un blanchisseur d’argent international établi au Québec. Elle note que l’homme d’affaires fait de constants allers-retours entre Montréal, le Mexique et l’Europe.

La policière révèle aussi que les autorités de l’Albanie ont demandé l’aide de la police canadienne pour enquêter sur Luftar Hysa. Dans leur demande, celles-ci mentionnent que l’homme d’affaires « est suspecté de faire partie d’un groupe criminel avec des activités de recyclage des produits de la criminalité au Mexique, Canada, Panamá, Pologne et Albanie ».

« Le groupe posséderait 30 casinos et restaurants au Mexique, au Canada, au Belize et en Pologne pour faciliter ses activités », précise l’enquêteuse dans son résumé de la demande albanaise.

En raison du contexte historique très tendu, il est difficile pour la police canadienne d’intervenir en territoire mohawk depuis la crise d’Oka de 1990. Mais les documents obtenus par La Presse montrent que la GRC a travaillé en périphérie afin de se rapprocher de sa cible : après avoir lu la dénonciation déposée au palais de justice par les enquêteurs, un juge de paix a ordonné à la Banque CIBC et à Desjardins de fournir à la police les relevés bancaires de M. Hysa et de certaines entreprises.

Lorsqu’interrogé sur ce dossier lundi, Dwayne Zacharie, le chef des Peacekeepers, la police de Kahnawake, a simplement souligné que ses agents s’étaient révélés de précieux collaborateurs dans plusieurs dossiers pour les services policiers hors-réserve.

« Les Peacekeepers de Kahnawake travaillent avec plusieurs organisations policières et nous travaillons en coopération avec toute agence qui a besoin de notre expertise », a-t-il déclaré sans se prononcer d’avantage.

Officiellement, Luftar Hysa n’est pas inscrit publiquement comme propriétaire du Magic Palace. Il a toutefois mentionné dans une entrevue à la télévision albanaise qu’il est propriétaire du restaurant Mirela, installé à l’intérieur du casino, qui porte d’ailleurs le nom de sa femme.

Lorsque Poker Palace, l’ancêtre du Magic Palace, a rénové ses installations et entrepris de se doter d’équipements de restauration professionnels, en 2017, les factures ont d’ailleurs été faites au nom du Poker Palace de Kahnawake, mais le paiement de 220 000 $ est venu de Luftar Hysa, démontrent des documents déposés à la Cour supérieure dans le cadre d’une dispute contractuelle.

PHOTO TIRÉE DES AVIS DE CLIENTS SUR GOOGLE

Luftar Hysa, sur une photo prise par un client du Magic Palace

Sur Google, un avis de consommateur satisfait publié au sujet du Magic Palace inclut d’ailleurs une photo de Luftar Hysa, souriant, assiettes à la main. La GRC dit aussi l’avoir aperçu à cet endroit pendant son enquête.

Trois référendums négatifs

L’ouverture du Magic Palace a été controversée à Kahnawake. La population de la réserve s’est prononcée à trois reprises contre l’ouverture de casinos par voie de référendum au fil des ans. L’établissement a toutefois pu s’implanter grâce à un projet pilote concernant les loteries vidéo qui doit être réévalué par le conseil de bande éventuellement (le conseil a fait savoir à La Presse qu’il ne souhaitait pas discuter publiquement de cet enjeu, car il s’agit d’un débat interne à la communauté).

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Une affiche dénonçant le projet d’ouverture d’un casino à Kahnawake, en 2003

Dans une entrevue avec La Presse Canadienne, un représentant du conseil a affirmé l’an dernier que la grande majorité de la clientèle vient de l’extérieur de la réserve. Le projet pilote prévoyait que l’établissement verse des redevances au conseil de bande. Le Magic Palace a par ailleurs fait un don additionnel de 1 million à la communauté l’an dernier pour la construction d’un nouveau centre culturel.

Les activités du Magic Palace sont encadrées par la Kahnawake Gaming Commission, qui impose des contrôles stricts visant à limiter toute tentative de malversation financière : à l’entrée, chaque client doit montrer une pièce d’identité avec adresse, fournir un numéro de téléphone actif et se faire prendre en photo aux fins d’identification.

Mais dans sa dénonciation présentée au juge de paix, la GRC mentionne qu’une partie des fonds qui transigent par l’établissement semble malgré tout passer entre les mailles du filet. Le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE), l’organisme fédéral chargé de surveiller le secteur financier, a levé un drapeau rouge en mars 2023 au sujet de « possibles activités de blanchiment d’argent, plus précisément de la réserve indienne de Kahnawake à l’Albanie par Luftar Ali Hysa ».

Un rapport transmis à la GRC par l’organisme cible Luftar Hysa, mais aussi son entreprise de construction en Albanie, Valona Konstruksion, ainsi que l’entrepreneur mohawk Stanley Myiow, qui se présente comme le propriétaire du Magic Palace.

Le rapport du CANAFE mentionne une série de transactions jugées suspectes :

  • de 2013 à 2019, Luftar Hysa a reçu plus de 209 virements électroniques totalisant 3,2 millions de dollars venant du Mexique, qu’il épuisait immédiatement par des transferts ou des chèques sortants ;
  • le restaurant Mirela, dont Hysa dit être le propriétaire, a envoyé 28 millions de dollars vers l’Albanie, le Mexique, le Royaume-Uni, les États-Unis et l’Italie en moins d’un an, de 2019 à 2020 ;
  • Stanley Myiow et l’entreprise de construction de la famille Hysa en Albanie sont mentionnés dans « plus de 50 rapports d’activités suspectes » du CANAFE, pour une valeur totale de 28 millions de dollars canadiens ;
  • entre 2018 et 2020, Stanley Myiow a envoyé 1,3 million de dollars à l’entreprise de construction de la famille Hysa en Albanie ;
  • en 2020, le restaurant Mirela a effectué une série de transactions jugées suspectes d’une valeur de 85 000 $ au bénéfice de la femme de M. Hysa.

Contrecarrer la filature

Dans le but d’en savoir plus sur Luftar Hysa, des policiers ont pris l’homme d’affaires en filature alors qu’il circulait au volant de son VUS Rolls-Royce Cullinan, d’une valeur de plus d’un demi-million de dollars. Selon la dénonciation de la GRC, M. Hysa a détecté la filature, il a confronté le policier qui le talonnait, puis s’est mis lui-même à suivre l’agent, dans un renversement des rôles.

Sur la base de toutes ces informations, la GRC affirme dans sa dénonciation avoir des motifs raisonnables de soupçonner que Luftar Hysa se livre au recyclage des produits de la criminalité. Le corps policier a toutefois refusé de commenter davantage dans le cadre de ce reportage.

La Presse a tenté d’obtenir des explications de l’homme d’affaires en le contactant à l’un des sept numéros de téléphone qui sont enregistrés à son nom au Québec. Nous n’avons obtenu aucune réponse de sa part. Son fils Fabjon Hysa, qui est inscrit comme vice-président d’une des entreprises familiales de jeux de hasard, a dit ne pas être en mesure de nous aider. Une femme qui a répondu à un autre des numéros de l’homme d’affaires a dit qu’il était présentement hors du pays et qu’elle n’était pas autorisée à nous fournir une adresse de courriel pour le joindre.

Les deux avocats québécois de M. Hysa n’ont pas voulu commenter non plus après avoir reçu une liste de questions détaillées. Stanley Myiow n’a pas répondu à nos messages.

Qu’est-ce que le cartel de Sinaloa ?

Le cartel de Sinaloa, du nom de sa région d’origine au Mexique, est un regroupement d’exportateurs à grande échelle de cocaïne, méthamphétamine, héroïne, fentanyl et cannabis. Ses guerres contre ses rivaux ont fait des milliers de morts. En 2019, son chef Joaquín Guzmán, alias « El Chapo », a été condamné à la prison à vie aux États-Unis pour trafic de drogue et pour son implication dans l’assassinat de 26 personnes. Certaines victimes avaient été torturées. Malgré l’emprisonnement d’El Chapo, les autorités américaines affirment que l’organisation demeure « l’un de plus puissants cartels de la drogue au monde ».