Quand Eva* a commencé à travailler dans un salon de massage érotique montréalais, elle savait qu’elle n’en avait pas le droit en vertu de son visa.

« Déjà, en Europe, j’avais toujours un petit peu travaillé au noir, surtout en restauration », explique-t-elle, installée dans un café du Complexe Desjardins.

Pour elle, travailler dans l’industrie du sexe était une façon de financer ses cours universitaires. Le tout en déclarant ses revenus, précise-t-elle. Or, un jour, elle a été contrôlée par la police dans le salon.

« Je me suis dit : ça y est, je vais disparaître. En deux secondes, toute ma vie ici a défilé, comme si j’allais mourir. Parce que d’être expulsée du jour au lendemain, ça aurait pu arriver. Je connais les règles du jeu. »

Après vérification de son identité auprès des services d’immigration, les policiers l’ont laissée tranquille.

Mais toutes n’ont pas cette chance, laisse-t-elle tomber.

Parmi les plus vulnérables

« Dans la dernière année, nous avons soutenu plusieurs femmes qui ont été détenues et qui sont en attente d’expulsion, ou qui ont été expulsées », explique Angela Wu, directrice générale de l’organisme SWAN Vancouver, situé en Colombie-Britannique. « Donc selon nous, ça arrive assez régulièrement. »

Interdiction de travailler dans l’industrie du sexe

Étudiantes étrangères, travailleuses temporaires, réfugiées : ces résidentes temporaires ont en commun de ne pas avoir le droit de travailler dans l’industrie du sexe en vertu de la loi canadienne sur l’immigration, et ce, depuis le 1er janvier 2014.

En effet, une personne immigrante ne pourra pas – même si elle est autorisée à travailler au Canada – « conclure de contrat de travail avec un employeur qui offre, sur une base régulière, des activités de danse nue ou érotique, des services d’escorte ou des massages érotiques », spécifie le texte de loi.

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SWAN épaule des travailleuses du sexe asiatiques vancouvéroises, notamment des travailleuses temporaires, des étudiantes ou des réfugiées. Comme Stella à Montréal, cet organisme milite pour une décriminalisation du travail du sexe.

Pour ces deux organisations, certaines opérations policières visant à prévenir la traite des personnes finissent par criminaliser des femmes migrantes qui pratiquent le travail du sexe de façon volontaire.

« On a eu une femme qui attendait l'autobus, qui a été contrôlée par la police. Quand ils ont réalisé qu’elle pratiquait le travail du sexe avec un visa, elle a été détenue et expulsée », lance en exemple Kelly Go, gestionnaire de programme pour SWAN.

« C’était vraiment terrible, parce qu’elle ne faisait qu’attendre l’autobus quand ça s’est passé. »

Des conséquences dangereuses

Cette interdiction a des contrecoups sur ces travailleuses du sexe. Au point où un comité fédéral sur les droits de la personne a recommandé il y a plus d’un an le retrait des articles de loi concernés (voir autre texte).

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Sandra Wesley, directrice générale de Stella, un organisme par et pour les travailleuses du sexe à Montréal

​​L’expulsion est la pire des conséquences, mais d’autres violences vont venir de la part d’agresseurs, qui savent que les femmes migrantes ne peuvent absolument pas appeler la police.

Sandra Wesley, directrice générale de Stella, un organisme par et pour les travailleuses du sexe à Montréal

Par exemple, certains assaillants vont commettre des vols à main armée dans des salons de massage, parfois aussi souvent qu’une fois par semaine, affirme Sandra Wesley. « Même chose avec des agresseurs qui commettent des agressions, sexuelles ou autres. »

« De toutes les travailleuses du sexe au Canada, les immigrantes sont les plus touchées par les lois de répression », tranche Mme Wesley.

Un processus rapide

Une caractéristique du processus d’expulsion de ces ressortissantes est sa rapidité, parfois en moins de 48 heures, témoigne aussi Sandra Wesley. « Ça fait des situations extrêmes où les gens n’ont pas le temps de prendre leurs choses, de préparer leur défense. Et il n’y a pas nécessairement d’appel. »

Autre conséquence : l’onde de choc dans la communauté des travailleuses du sexe quand une personne disparaît. « Est-ce qu’elle s’est fait expulser ? Est-ce qu’elle est allée travailler dans une autre ville ? Est-ce qu’elle est morte ? On ne le sait pas », dénonce Mme Wesley.

Les effets d’une expulsion peuvent aussi marquer la vie de la personne concernée, ajoute-t-elle. « Les autorités de son pays vont savoir pourquoi elle a été expulsée. Ces femmes peuvent être emprisonnées immédiatement, par exemple. Et si on pense à des femmes trans, ça peut être un arrêt de mort de les renvoyer dans leur pays d’origine. »

Une violence supplémentaire

Il ne faut toutefois pas perdre de vue l’exploitation sexuelle des femmes migrantes, estime Jennie-Laure Sully, organisatrice communautaire et coordonnatrice à Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES).

Cet organisme s’oppose à la décriminalisation de la prostitution et promeut son abolition.

Une tendance de l’industrie du sexe, c’est de faire passer ce qui s’apparente à de la traite de personnes pour de la simple migration à des fins de travail.

Jennie-Laure Sully, organisatrice communautaire et coordonnatrice à Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES)

« Cette industrie-là est tout particulièrement raciste et violente envers les femmes migrantes, autochtones et sans statut », s’indigne notamment Mme Sully en entrevue.

À son sens, la société a le devoir de protéger ces femmes immigrantes. « Si un secteur est réputé violent, et qu’une personne fuit son pays pour demander l’asile [par exemple], je pense qu’en tant que société, on a une responsabilité de lui donner accès à un maximum d’options pour qu’elle ne se retrouve pas piégée. »

N’empêche, l’expulsion du Canada ne devrait pas être envisagée pour ces femmes qui se trouvent dans l’industrie du sexe, ajoute-t-elle. « Nous, ça fait longtemps qu’on tape sur le clou pour dire que pour une personne victime de violence, ce serait une violence supplémentaire qu’en plus l’État décide qu’il faut l’expulser. »

* Prénom de travail

** Le féminin est utilisé dans cet article en raison de la prépondérance de femmes travaillant dans l’industrie du sexe.