Invitée d’honneur du Mois de l’histoire des Noirs, la cinéaste Apolline Traoré vient présenter à Montréal son cinquième long métrage, Sira, une héroïne africaine. Prix du public Panorama à la dernière Berlinale, le film a représenté le Burkina Faso aux Oscars de 2024.

Fille de diplomate née à Ouagadougou, la cinéaste burkinabè Apolline Traoré a beaucoup voyagé. Titulaire d’une licence en beaux-arts de l’Emerson College School of Arts de Boston en 1998, elle s’installe à Hollywood où elle travaille sur des projets de films indépendants. En 2001, à 25 ans, tandis qu’elle tourne la série Monia et Rama au Burkina Faso, elle en étonne plus d’un en donnant des ordres à des hommes plus âgés qu’elle sur le plateau. Trois ans plus tard, son court métrage Kounandi est en sélection à Sundance et au TIFF. Désirant tourner des films sur la condition féminine et les problèmes sociopolitiques africains, elle retourne vivre dans son pays natal en 2008.

« J’ai vécu longtemps hors de mon pays et quand je suis revenue, j’ai eu beaucoup de temps d’adaptation. J’avais perdu presque tous mes repères, l’habitude de parler français ; j’avais vraiment incrusté en moi le rythme américain et la vision américaine, surtout dans le cinéma, la culture. On m’appelait même la petite Américaine. Ce recul-là m’a beaucoup aidée à comprendre l’Afrique et mon pays », confie la réalisatrice rencontrée jeudi dernier.

Bande-annonce de Sira

Forte de son expérience américaine, Apolline Traoré parvient à s’imposer et à se faire respecter dans le milieu cinématographique avec ses portraits féminins, tels Moi Zaphira (2013), qui lui vaut deux prix aux African Movie Academy Awards, et Frontières (2017), qui décroche le prix du public au World Cinema Amsterdam.

La personne que j’ai le plus admirée dans ma vie et qui a fait ce que je suis, c’est ma mère. Quand mon père est devenu diplomate, elle a quitté son boulot de juriste pour s’occuper des bagages, des déplacements, des quatre enfants et tout le tralala.

Apolline Traoré, réalisatrice

« Dans chaque pays, elle ne s’occupait pas juste du foyer et des réceptions, elle trouvait toujours un travail. Je crois que c’est ça qui m’a inspirée à montrer toutes les capacités d’une femme africaine dans le milieu dans lequel nous vivons. »

Sur le terrain

Choquée par l’une des attaques les plus meurtrières survenues au Burkina Faso depuis 2015, Apolline Traoré entreprend l’écriture de son cinquième long métrage. De son propre avis, le résultat est alors naïf. Souhaitant en savoir davantage sur les victimes d’enlèvement et de terrorisme, elle se rend dans un camp de déplacés à Dori, au Burkina Faso.

« Je me suis rendu compte que je ne connaissais rien du tout. J’ai alors eu l’autorisation avec l’armée pour aller faire un peu de recherche. J’ai aussi beaucoup parlé avec des militaires pour qu’ils me disent un peu comment ils opèrent. J’ai fait de belles rencontres, en fait, je dirais plutôt marquantes. »

Sa rencontre avec une mère blessée par balle à une épaule qui a dû marcher cinq jours dans le désert avec son bébé sur le dos et son enfant de 7 ans à la main sera déterminante : « C’est à partir de ce témoignage que j’ai décidé de faire une héroïne forte, Sira, parce que ça existe. Pour moi, cette mère est encore plus forte que mon personnage. »

PHOTO FOURNIE PAR K-FILMS AMÉRIQUE

Scène de Sira, une héroïne africaine, d’Apolline Traoré

Campé au Sahel de nos jours, Sira, une héroïne africaine met en scène une jeune Peule, Sira (Nafissatou Cissé), qui, en route vers le village de son fiancé, est victime d’une attaque de djihadistes. Réfugiée dans une grotte près du camp des terroristes, elle découvre les violences que subissent les esclaves sexuelles de divers pays, dont le Niger et le Nigéria, de même que l’homosexualité de l’un des défenseurs de la charia, laquelle condamne les relations entre personnes de même sexe.

Le terrorisme n’est pas un mal qui ronge seulement le Burkina Faso, mais toutes les zones du Sahel et de l’Afrique du Sud. Tu ne peux pas commettre ces actes cruels au nom d’un dieu, prétendre être un combattant d’Allah ou suivre les doctrines de l’islam. Pour ce qui est de l’homosexualité, j’ai ajouté cette couche pour montrer l’hypocrisie totale de ces bandits.

Apolline Traoré, réalisatrice

Couleur d’espoir

C’est à la suite d’une attaque terroriste au Burkina Faso qu’Apolline Traoré a dû se résoudre à tourner son film en Mauritanie, l’armée burkinabè, qui devait assurer la sécurité du plateau, ayant été réclamée par les autorités pour protéger les citoyens. Sur place, elle est saisie par le bleu du ciel.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Apolline Traoré

« Dans le désert, vous avez l’impression d’être libre, mais en même temps, vous avez peur parce que c’est silencieux et que tout y est jaune et ocre. Et ensuite, tout ce que vous voyez, c’est le ciel bleu. Il fallait donc que Sira porte du bleu, cette couleur de l’espoir qui contraste avec ce décor de sable et de cailloux », explique la réalisatrice en dévoilant qu’avant chaque tournage, elle replonge dans l’œuvre de Krzysztof Kieślowski (Trois couleurs : Bleu, Blanc, Rouge).

Durant les trois mois, c’est l’armée mauritanienne qui a veillé sur le tournage de Sira, une héroïne africaine, lequel n’a pas été de tout repos. Outre une tempête de sable, captée durant la scène du viol de Sira, la pluie freinait régulièrement le tournage durant quelques jours. Un « surveillant des étoiles » a même été embauché pour empêcher l’équipe d’être surprise par un orage en pleine nuit.

Malgré les obstacles, la cinéaste n’a pas eu à modifier l’histoire porteuse d’espoir qu’elle voulait raconter. « Mon gros message, c’est que la seule manière que le terrorisme s’en aille de notre zone, c’est de se comprendre et de s’accepter. Si on ne fait pas attention, on risque d’aller dans le drame ou dans un génocide. Au Burkina Faso, on a plus de 60 ethnies ; on s’est toujours très bien entendus, on a toujours vécu dans cette harmonie, dans cet amour, mais on est en train de perdre et je crois que c’est ça qui me fait le plus peur. »

Sira, une héroïne africaine est actuellement en salle. Apolline Traoré sera présente aux projections de la Cinémathèque québécoise, le samedi 3 février à 19 h, et au Cinéma Public, le dimanche 4 février à 17 h 30.

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