La Cour d’appel du Québec a eu tort d’utiliser l’expression « procès secret » pour décrire la série d’erreurs qui ont mené le système judiciaire à cacher l’existence de procédures criminelles au public, mais il faut tout de même corriger le tir, tranche la Cour suprême du Canada. Le plus haut tribunal du pays donne donc en partie raison aux médias : elle ordonne qu’une version caviardée du jugement original dans cette affaire, qui demeurait caché, soit maintenant publiée.

La Cour suprême donne aussi une marche à suivre précise aux tribunaux canadiens pour éviter à l’avenir un tel cafouillage, qui a « mis en péril la confiance du public dans le système judiciaire ». Elle invite les juges à favoriser la publicité des débats judiciaires, un principe dont elle réitère l’importance capitale, et les exhorte à faire preuve de « créativité » afin de favoriser la transparence à l’avenir.

La controverse a pris naissance en 2022, lorsque la Cour d’appel du Québec a annulé la condamnation d’un informateur de police qui avait été impliqué dans ce qu’elle a qualifié de « procès secret ». Le nom du juge, des avocats, du corps de police impliqué, le crime reproché, la peine réclamée : tout avait été caché au public, dans le but de protéger l’identité d’un informateur dont la vie pourrait être menacée. L’affaire n’aurait même pas été inscrite dans le registre des dossiers de la cour et les témoins auraient été interrogés à l’extérieur du tribunal, selon la Cour d’appel, qui avait décrié une façon de faire « incompatible avec les valeurs d’une démocratie libérale ».

Une coalition de médias, dont La Presse, avait réclamé que la lumière soit faite sur plusieurs détails de cette affaire, tout en gardant confidentielle l’identité de l’accusé.

Lisez « Jugé dans un secret total »

Une « expression malheureuse »

Vendredi, la Cour suprême a rendu un jugement unanime qui prend des allures de leçon de sémantique : si plusieurs éléments ont été cachés à tort à la population dans cette affaire, il ne s’agissait pas pour autant d’un procès secret, tranchent les magistrats.

« La controverse, qui a pris naissance à la suite de la publication d’un arrêt de la Cour d’appel en mars 2022 dans lequel celle-ci a malencontreusement dénoncé la tenue d’un “procès secret”, réside en grande partie dans le fossé existant entre ce que le public savait et ce qu’il ne savait pas, conjugué à l’effet de l’expression malheureuse utilisée par la Cour d’appel », affirme le jugement.

La Cour d’appel n’aurait pas dû avoir recours à l’expression “procès secret”, qui était susceptible de laisser entendre que la personne avait été déclarée coupable au terme d’une instance criminelle secrète. En plus d’être imprécise, cette expression est indûment alarmante et ne trouve pas d’assise en droit canadien.

Décision de la Cour suprême

« Dans ce contexte, il est donc peu surprenant que la présente affaire […] suscite autant l’inquiétude que l’indignation du public. L’idée même qu’il puisse se dérouler, dans notre démocratie libérale, des “procès secrets” – à savoir des instances criminelles dont il n’existe aucune trace – est effectivement intolérable. De telles instances sont en porte-à-faux avec les idéaux démocratiques chers à la population canadienne », tranche le jugement.

L’affaire avait commencé publiquement

Or, au départ, l’informateur de police a bien été accusé devant un tribunal public et son dossier a cheminé publiquement pendant un certain temps, révèle pour la première fois la Cour suprême. À un certain moment, il a toutefois présenté une demande d’arrêt du processus judiciaire fondée sur son statut d’informateur de police : il se retrouvait accusé de crimes dont il avait lui-même dévoilé l’existence aux autorités à titre d’informateur, ce qui constituait une conduite abusive des représentants de l’État.

C’est à ce moment que le tribunal de première instance a ordonné un huis clos total sur toute l’affaire et amorcé un processus qui ne laissait pas de traces. Or, il aurait été tout à fait possible de procéder autrement, en consignant l’existence des procédures sur papier, en inscrivant l’affaire au rôle des dossiers de la cour et en publiant un jugement caviardé, souligne la Cour suprême.

« Il n’était pas nécessaire que la requête en arrêt des procédures ne figure pas au plumitif et au rôle des audiences du tribunal, et qu’aucun numéro formel ne lui soit assigné », affirment les neuf juges.

Par la suite, la Cour d’appel du Québec a erré en plaçant l’ensemble du dossier d’appel sous scellés, en refusant de publier une version caviardée du jugement de première instance et en utilisant l’expression « procès secret », poursuit la Cour suprême.

Le dossier sera donc renvoyé à la Cour d’appel afin que celle-ci, comme le demandaient les médias, prépare une version du jugement de première instance expurgée des informations permettant d’identifier l’accusé, qui pourra être publiée.

Le plus haut tribunal du pays reconnaît toutefois que plusieurs informations, comme le nom du juge qui a entendu l’affaire en première instance, doivent demeurer secrètes, car le procès criminel avait commencé publiquement, et « en raison de l’information connue du public au sujet de cette affaire, ces renseignements sont susceptibles de servir à identifier [l’informateur de police] », ce qui pourrait le mettre en danger.

Accueil favorable des médias

« Nous accueillons favorablement ce jugement, qui confirme que l’idée même de tenir un procès secret est intolérable. La Cour suprême réitère l’importance d’un principe primordial : la publicité des débats judiciaires, par l’entremise des médias notamment. Elle précise l’importance pour les tribunaux de faire preuve de souplesse et de créativité pour réduire au minimum toute atteinte à ce principe sacré. En outre, grâce aux démarches de La Presse et des autres grands médias québécois, les journalistes, et donc le public, pourront prendre connaissance du jugement de première instance qui lui était jusqu’à maintenant inaccessible », a déclaré François Cardinal, éditeur adjoint et vice-président information de La Presse.

L’avocat Christian Leblanc, qui représentait les médias dans cette affaire, s’est aussi réjoui du message très clair envoyé par la Cour au sujet de l’importance de la publicité des débats.

« On accueille favorablement le jugement. C’est un excellent précédent pour le droit du public à l’information, car on s’assure que même dans une procédure auxiliaire à un procès criminel, il faut un dossier de cour et le juge doit publier un jugement, même caviardé », a-t-il déclaré.

Quant à l’informateur de police qui a été au cœur de toute cette affaire, il poursuit toujours le gouvernement canadien en dommages. Au cours des derniers mois, il a amendé sa requête afin d’ajouter 400 000 $ aux dédommagements réclamés, qui se chiffrent maintenant à 6,2 millions de dollars.

L’histoire jusqu’ici

25 mars 2022

La Presse rapporte que la Cour d’appel a annulé la condamnation d’un informateur de police jugé hors des circuits habituels, dans ce que la cour qualifie de « procès secret », pour un crime inconnu.

30 mars 2022

La Presse révèle que le dossier était piloté par les procureurs de la Couronne fédérale à la suite d’une enquête criminelle de la Gendarmerie royale du Canada. Le ministre québécois de la Justice, Simon Jolin-Barrette, annonce avoir parlé avec les juges en chef pour qu’une telle affaire ne se reproduise plus au Québec.

31 mars 2022

L’ancien patron des procureurs de la Couronne impliqués dans le procès, MAndré Albert Morin, affirme ne jamais avoir autorisé un procès secret. Peu après, il sera élu député du Parti libéral du Québec.

20 juillet 2022

La Cour d’appel du Québec, qui a dénoncé la tenue de ce qu’elle appelait le « procès secret », rejette une demande des médias et du Procureur général du Québec afin de rendre publics certains détails de l’affaire tout en protégeant l’identité de l’informateur de police.