Un juge de la Cour du Québec torpille un pan de la réforme de la langue française du gouvernement Legault dans une décision mordante. L’obligation de traduire sans délai en français les jugements rendus en anglais ne peut être imposée en matière criminelle, a tranché le juge Dennis Galiatsatos. Québec fera appel de cette décision.

« Ultimement, dans le monde réel, les accusés anglophones seront moins bien traités que les accusés francophones, puisqu’ils devront attendre plus longtemps pour connaître leur sort », conclut le juge. Notons que sa décision ne change pas « l’état du droit » pour le moment.

Le ministre de la Justice du Québec, Simon Jolin-Barrette, a annoncé mardi que le gouvernement fera appel de ce jugement « très particulier ». « Il y a une chose qui est fondamentale, c’est que la justice au Québec, elle doit être rendue en français », a lancé le ministre, en mêlée de presse.

Une analyse rejetée par le juge Galiatsatos, qui souligne à grands traits cette « évidence » : la langue de la justice criminelle au Québec est le français et l’anglais, selon deux jugements de la Cour suprême et six jugements de la Cour d’appel du Québec. « Le Procureur général refuse de reconnaître ce principe », affirme le juge.

Au cœur de ce bras de fer : l’article 10 de la Charte de la langue française qui doit entrer en vigueur le 1er juin prochain. L’article indique qu’une version française d’un jugement rendu par écrit en anglais doit y être jointe « immédiatement et sans délai ».

Dans sa décision, le juge Galiatsatos rend inopérants les termes : « immédiatement et sans délai », puisqu’ils sont incompatibles avec le Code criminel et touchent la juridiction fédérale.

Essentiellement, Québec n’avait pas le droit d’aller jouer dans les plates-bandes du Parlement canadien en matière criminelle, selon le juge. Québec insiste toutefois : cette décision a une portée très restreinte. Mais reste à voir quelle lecture en feront les autres juges.

Tombé dans l’oubli depuis l’adoption de la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français en 2022, l’article 10 est revenu dans l’actualité, début mai, à l’approche du procès – en anglais – de Christine Pryde, accusée de conduite dangereuse causant la mort d’une cycliste. Son procès doit s’amorcer début juin.

Le juge Galiatsatos a alors décidé d’étudier la validité constitutionnelle de cette disposition possiblement discriminatoire à l’égard des anglophones. Une initiative exceptionnelle, mais qui s’appuie sur des précédents. La Cour d’appel a déjà reconnu qu’un juge avait le pouvoir – bien que limité – de soulever un enjeu constitutionnel de son propre chef, rappelle le juge Galiatsatos.

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Dennis Galiatsatos, alors qu’il était procureur, en novembre 2016

Les avocats du Procureur général du Québec (PGQ) ont tout tenté pour empêcher le magistrat de se prononcer, mais la Cour supérieure a rejeté la requête du PGQ vendredi. Le jour même, le juge Galiatsatos rendait sa décision de 34 pages.

Le magistrat insiste sur le fait que son jugement ne porte que sur l’obligation de traduire « immédiatement et sans délai » un jugement rendu en anglais, et non sur le principe de traduction. Également, il ne s’attaque pas à la légalité de la Loi ou de la Charte de la langue française.

Le « secret de la Caramilk »

Le juge reproche au PGQ d’avoir omis de mentionner les mesures qui seraient prises pour traduire rapidement les jugements. « C’était comme le secret de la Caramilk », a-t-il imagé. Puis, le PGQ a dévoilé que le gouvernement négocie toujours un contrat avec la Société québécoise d’information juridique (SOQUIJ), deux semaines avant l’entrée en vigueur de l’article.

« Nous savons maintenant que le PGQ a explicitement reconnu que l’article 10 va en fait prolonger les délais de tous les jugements en anglais, peu importe les mesures prises par le gouvernement. Cette admission est un vrai U-turn, puisqu’au départ, le PGQ prétendait que mes inquiétudes étaient complètement infondées », affirme le juge.

Or, le ministre Jolin-Barrette assure que l’article 10 ne provoquera « absolument » pas de délais. Le ministre s’est aussi défendu de discriminer les anglophones.

« Le français ne vise pas à retarder les choses. On est au Québec. […] La langue officielle du Québec, c’est le français. Ça fait en sorte que la justice puisse être rendue et comprise par les gens qui habitent au Québec », a poursuivi le ministre.

Même son de cloche chez le ministre de la Langue française, Jean-François Roberge. « Je pense qu’il y a une erreur de fait. Dans ces arguments, il prétend que ça occasionnerait des délais de traduire en français. On est en désaccord. »

Dans sa décision, le juge souligne que le gouvernement envisage l’utilisation de l’intelligence artificielle pour la traduction.

« Si c’est une bonne ou une mauvaise idée, ce n’est pas au Tribunal de le décider. Si l’intelligence artificielle peut traduire des simulations de chansons de Drake et de Taylor Swift, il devrait être capable de traduire des décisions touchant les droits et les libertés des citoyens, n’est-ce pas ? », ironise le juge.

Mais le juge Galiatsatos estime que l’utilisation de l’IA risque de mettre en péril la confidentialité des jugements non publiés, lesquels sont « extrêmement confidentiels ».

Le juge se montre très dur à l’égard du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), qui lui a suggéré de rendre sa décision oralement pour éviter l’enjeu de la traduction immédiate. Une solution « désespérée » et un « grave affront » à l’égard de l’indépendance judiciaire, déplore le juge.

« Si cette position est liée à une idéologie politique et à une loyauté envers le Procureur général du Québec, il serait utile de rappeler au DPCP que, comme institution, il devrait se tenir loin des enjeux politiques partisans et des pressions », lance le juge.

Ils ont dit

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le chef intérimaire du Parti libéral, Marc Tanguay

Ça fait partie de nombreux griefs que nous avions en vertu de la loi 96. Donc, il faudrait qu’il amende la loi [pour] “dans un délai raisonnable”. C’est techniquement extrêmement difficile, pour ne pas dire systématiquement impossible, de l’avoir au même moment […] Oui à la traduction, mais dans un délai raisonnable.

Marc Tanguay, chef intérimaire du Parti libéral du Québec

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

La co-porte-parole par intérim de Québec solidaire, Christine Labrie

On avait cette volonté que les jugements soient traduits, bien sûr, mais on a aussi la volonté de combattre les délais dans le système judiciaire, donc il faut voir où est le point d’équilibre.

Christine Labrie, co-porte-parole par intérim de Québec solidaire

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Pascal Bérubé (à droite), député de Matane-Matapédia, et Pascal Paradis, député de Jean-Talon

Idéalement ça devrait être tout le temps en français. C’est enrageant, là, que ça ne soit pas en français […] Tant d’énergie sur une mesure comme celle-là, quand il y en a d’autres qui pourraient être appliquées rapidement par le gouvernement.

Pascal Bérubé, porte-parole du Parti québécois en matière de langue française

PHOTO SPENCER COLBY, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet

Ça m’a donné tellement l’impression d’un juge qui dit “moi, je suis juge, je ne suis pas d’accord avec quelque chose alors je vais instituer ma propre démarche de juge pour aller contre un article de la loi 96”. C’est assez singulier comme procédé.

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois

Avec Fanny Lévesque, Hugo Pilon-Larose et Mylène Crête, La Presse

L’histoire jusqu’ici

1er juin 2022 

La Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, est adoptée. L’article 10 entre en vigueur deux ans plus tard.

1er mai 2024 

Le juge Galiatsatos rend un jugement lui permettant d’étudier la validité constitutionnelle de l’article 10 de la Charte de la langue française.

17 mai 2024 

Le juge rend inopérant l’article 10 de la loi obligeant la traduction obligatoire en français d’un jugement rendu en anglais.